Littérature française

Alain DAMASIO, Aucun souvenir assez solide

Alain DAMASIO, Aucun souvenir assez solide

Gallimard, 2014
coll. Folio, Science-fiction
ISBN 2070452514

Voyage immersif aux teintes déstabilisantes de la technologie

« Debout. Ce qui te manque ne reviendra jamais. Ne le cherche plus. Crée-le. »

Ces mots posés en fin de nouvelle de « Sam va mieux » (p.290) ne manqueront pas d’arrêter le lecteur un instant. Comme ayant édicté ce fil conducteur entre ses textes, Alain Damasio, écrivain lyonnais prenant un malin plaisir à jouer avec les mots et la mise en page, aime à fournir ses écrits d’idées tranchantes et dénonciatrices. Aucun Souvenir Assez Solide, son recueil de nouvelles paru en 2012 aux éditions La Volte, regroupe dix nouvelles de science-fiction dont certaines ont préalablement été publiées dans diverses anthologies et magazines. Attaché à ses idées politiques et philosophiques, citant Nietzsche, il prend soin d’exploiter les possibilités infinies de son genre de prédilection pour alerter sur les dérives de la technologie et l’enfermement que l’on peut s’infliger. Avec seulement deux romans à son actif, ainsi que ce recueil, Damasio prend tout son temps pour écrire mais fait preuve d’efficacité à l’aide de textes immanquablement très riches.

Cette densité inévitable peut néanmoins poser problème aux lecteurs les moins avertis, concernant Aucun Souvenir Assez Solide. Certaines nouvelles peuvent s’avérer complexes à comprendre par le format assez court. À peine avons-nous le temps de nous figurer l’univers dans lequel nous entrons que la fin du texte se fait déjà sentir, parfois sans que nous ayons pu saisir l’intégralité du propos. Les plus déterminés réitéreront leur lecture et passeront outre la possible difficulté ressentie, les autres risquent d’abandonner. Ce serait pourtant passer à côté de grand nombre de réflexions et d’univers particulièrement créatifs.

Car des idées, il n’en manque pas et n’hésite pas à se renouveler. Ainsi, le lecteur est invité à rejoindre une ville constituée de phares dont la lumière est devenue le moyen principal de communication ou bien quelque monde dans lequel le prénom des habitants correspond à des marques, leur permettant de bénéficier de remises et présents divers. « – Vous aimez votre prénom ?

Sony ? Ben… C’est un nom de marque, comme le vôtre. Ça permet à mes parents de recevoir un cadeau Sony par an. Et j’ai 2% sur leurs produits. Disons que je fais avec. J’aime bien Loréal. » (« Le Bruit des bagues », p.94)

En plus de l’originalité des univers créés, l’attention du lecteur peut se porter sur la mise en page de la plus classique à la plus inhabituelle, où l’on conçoit très vite qu’une association de symboles peut désigner un changement de point de vue dans le texte. Les personnages Ailes et Île, respectivement désignés en début de narration par )( pour la première, ( ) pour le second en sont presque l’exemple le plus classique : (« Une stupéfiante salve d’escarbilles de houille écarlate »). Nous pouvons même aller jusqu’à citer « So Phare Away » où les noms des personnages sont représentés en début de paragraphe sous forme évoquant des phares.

Comme pour Île et Ailes rappelant les pronoms personnels que l’on reconnaîtra aisément, les jeux de mots ainsi que les néologismes sont de mise au cours du recueil. « Chat et Pas-chat coabritent en chat-qu’un. Chat-qu’un avec sa chat-qu’une. » et ainsi de suite : chat est cuisiné de mille manières dans « Les Hauts® Parleurs® ». Pourtant c’est un autre talent de l’auteur que cette nouvelle met en exergue : sa capacité à utiliser sa créativité pour révéler subrepticement des dérives qui pourraient apparaître. « La « libéralisation des mots« , telle qu’elle fut présentée par les multinationales qui allaient en tirer profit, n’est (comme toute libéralisation) qu’un droit léonin auto-institué et auto-octroyé par ceux qui sauront en gérer intelligemment les abus » (p.13) et c’est ainsi que le simple mot « chat » devint payant…

C’est ensuite la question d’une technologie à outrance qui est mise en avant. « Tous tirent un câble sur elle pour se plugger : dans ses orbites, sa bouche, une oreille, le nombril et le sexe, le plexus cervical, lombaire et sacré, sous les genoux, partout. Annah se débat autant qu’elle peut, mais à chaque câble qu’elle détache d’un œil, un autre vient se loger. » (« Annah à travers la Harpe », p.74)

Cet engagement incessant pour alerter contre l’emprise trop grande que peuvent avoir les nouvelles technologies se couple avec la capacité de Damasio de donner vie aux éléments immatériels. C’est en partie ce qui fera le succès de son roman La Horde du Contrevent (La Volte, 2004) où le vent obtient une place à part entière dans l’histoire, au point d’en frôler le rôle principal. Il ne perd pas la main et c’est le livre qui gagne la place principale dans « El Levir et le Livre » où la beauté et l’inventivité prennent le pas sur le reste, délicieuse nouvelle dans laquelle on prendra plaisir à se perdre.

C’est ainsi qu’Alain Damasio réussit son pari en nous guidant à travers ses univers complètement fous et qui donnent cruellement à penser. Le lecteur se laisse entraîner, s’offre une place auprès des personnages que l’on croise, puis ose changer de cosmos à l’aide de simples mots, sans oublier le principe clé de l’auteur : mettre en avant le concept d’existence… À se demander si Aucun Souvenir Assez Solide n’accomplit pas exactement ce qu’il décrit au sein de sa nouvelle « El Levir et le Livre » (p.241) :

« Le Livre n’apporte strictement rien à quiconque qu’il ne sache déjà avant de l’avoir lu. […] Simplement, et dans toute l’extension de sens que cette phrase peut contenir et disperser, « il donne vie« . »

Berrodier Éloïse, AS Edition-Librairie, 2017-2018

Sources :
Site éditeur La Volte (fiche auteur) : https://lavolte.net/auteurs/alain-damasio/
Site éditeur La Volte (fiche livre) : https://lavolte.net/livres/aucun-souvenir-assez-solide/

Biographie de l’auteur :

 DAMASIO,Alain
Nationalité : France
Né à : Lyon , le 1/08/1969​
Alain Damasio, né Alain Raymond, est un écrivain français de science-fiction. Il choisit ce patronyme en l’honneur de sa grand-mère Andrée Damasio.

Bibliographie non exhaustive de l’auteur :
La Zone du Dehors, éditions Cylibris, 2001, réédité aux éditions La Volte en 2007.
La Horde du Contrevent, éditions La Volte, 2004.