Littérature américaine

Jean HEGLAND, Dans la forêt

Jean HEGLAND,

Dans la forêt

 

Traduit de l’américain par Josette Chicheportiche
Titre original : Into the Forest, Bantam Books, 1996
Gallmeister, 2018
ISBN 978-2-35178-644-4


            « A Noël prochain, tout ceci sera terminé, et ma sœur et moi aurons retrouvé les vies que nous sommes censées vivre. L’électricité sera rétablie, les téléphones fonctionneront. Des avions survoleront à nouveau notre clairière. En ville, il y aura à manger dans les magasins et de l’essence dans les stations-services » (pp.9-10).

Ces quelques phrases, dont on découvrira vite la naïveté, suffisent à poser le décor. Dans un monde beaucoup trop proche du nôtre, tout ce qu’on prenait pour acquis se délite peu à peu. Nell et Eva, deux sœurs de respectivement dix-huit et dix-sept ans, doivent apprendre à survivre seules dans la grande maison familiale au cœur de la forêt. Il faut s’adapter, et vite.

Un roman post-apocalyptique aux airs de robinsonnade

L’autrice reste vague sur les causes de la catastrophe. On saura juste qu’elle résulte d’une accumulation de crises et d’événements comme ceux qui peuplent nos journaux : une guerre menée sur un autre continent, des catastrophes naturelles qui se multiplient, des Etats en déficit … La fin du monde a lieu progressivement, un engrenage en entraînant un autre, et les protagonistes la voient se dérouler au loin, presque en sourdine. L’arrivée des informations au compte-goutte et le lot de rumeurs optimistes et de théories complotistes qu’elles entraînent dans leur sillage renforce la crédibilité et le réalisme de la situation. Il leur faudra d’ailleurs longtemps pour prendre conscience que ces changements seront définitifs. On prévoit de quoi survivre un mois, puis deux, puis jusqu’à l’été, puis jusqu’à la fin.

Même s’il ne fait aucun doute qu’il s’agit d’un roman post-apocalyptique, on est bien loin d’un Ravage de René Barjavel ou d’un Cantique pour Leibowitz de Walter M. Miller, deux piliers du genre. Ici, la question de reconstruire une nouvelle société ou même de critiquer l’ancienne se pose à peine. L’approche n’est pas politique mais plus pragmatique : comment manger, se réchauffer et se soigner quand les supermarchés sont vides, les radiateurs éteints, les pharmacies inaccessibles ?

La réponse de Jean Hegland à cette question – on pourrait le deviner en voyant que le roman a été édité en France par Gallmeister, spécialiste du nature writing – se trouve dans la nature. Il ne s’agit pas pour autant d’une fable écologique un peu naïve où la nature serait un être bienfaisant qui s’offre aux humains qui en ont besoin. A rebours de la tradition post-apocalyptique qui décrit le combat de l’humain contre un environnement hostile, Dans la forêt nous raconte l’histoire d’une réconciliation, d’un apprivoisement, à la fois de la nature et de la part animale de l’humain. C’est un apprentissage progressif, tâtonnant et parfois même douloureux, qui force à la fois les personnages et les lecteurs à questionner un certain nombre de croyances et d’a priori modernes. Comme le souligne Nell, personnage principal et narratrice, il ne suffit pas de savoir que « l’instinct est plus vieux que le papier, plus naturel que les mots » pour savoir « d’où vient l’instinct » et comment « le trouver en ce moment, après avoir vécu sans lui pendant si longtemps ». (p.273).

Mais l’intérêt du livre ne tient pas seulement à son exploration lucide et novatrice des thèmes classiques du roman d’anticipation. Il est porté par une écriture à la fois lyrique et documentée où la forêt apparaît dans toutes ses couleurs et ses spécificités. Au fur et à mesure que les personnages la découvrent, les descriptions se font plus précises. Les buissons et les fleurs gagnent des noms, des subtilités, et on finit par se sentir entouré par la richesse qui se cache « dans la forme des feuilles, l’organisation des pétales, le million de nuances de vert » et nous commençons nous aussi à « comprendre sa logique et son mystère » (p.227).

Une écriture tout en sentiments et en sensations

En se concentrant sur le quotidien d’une seule famille, oubliant presque l’existence du reste de l’humanité, Dans la forêt nous plonge dans l’intimité des personnages et donne corps à la multitude d’émotions qui subsistent malgré l’inquiétude omniprésente. Déjà avant la défaillance des technologies et la pénurie d’essence, la famille vivait dans un univers aux frontières resserrées, les filles n’étant pas scolarisées et la mère ne travaillant pas. Cependant cet isolement était choisi et l’ambiance décrite semble chaleureuse et rassurante. La donne change lorsque les deux parents décèdent et que le reste du monde devient inaccessible, laissant Nell et Eva comme unique horizon l’une de l’autre. Jean Hegland explore avec nuance et poésie la complexité des liens fraternels, entre envie de fusion et besoin d’autonomie pour pouvoir grandir. Les conflits sont inévitables mais la séparation ou même la prise de distance semblent impossibles.

Bien que les deux sœurs semblent construites en miroir l’une de l’autre, une intellectuelle, l’autre sportive, une fourmi, l’autre cigale, on découvre deux portraits complexes et loin d’être caricaturaux. Chacune bâtit ses propres stratégies de survie et d’adaptation fait de ruptures et continuités, de phases de refus et d’acceptation. Que ce soit sur le plan environnemental ou psychologique, le thème central du roman est sans aucun doute la résilience.

M.L., Année spéciale, Edition-Librairie, 2018-2019.

Sources :
Site web des éditions Gallmeister
https://www.gallmeister.fr/auteurs/fiche/79/jean-hegland

Biographie de l’autrice :

Nationalité : Etats-Unis (Pullman, Washington)
Née en 1956.

Jean Hegland a une formation en rhétorique. Elle a d’abord publié un livre mêlant autobiographie et informations scientifiques sur le thème de la grossesse, avant de publier trois romans dont seul Dans la forêt a été traduit en français. Elle vit désormais en Caroline du Nord, où elle exerce en tant que professeur d’université tout en consacrant ses temps libres à l’apiculture et à l’écriture.

Bibliographie (ouvrages non traduits en français) :
The Life Within: Celebration of a Pregnancy, Humana Press, 1991
Windfalls, Atria Books, 2004
Still Time, Arcade, 2015

Sur le même roman, voir la critique de C.Rullaud