Littérature américaine

Harlan ELLISON, Dérapages

Harlan ELLISON, Dérapages

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Hélène Collon
Titre original : Slippage, ed. The Kilimanjaro Corporation, 1997
Flammarion, 2001
ISBN 2-07-042473-1

Une dégringolade au cœur du fantastique moderne

A slippage : un retard, un glissement, un contretemps. Est-ce à cause d’un contretemps culturel que la plupart des écrits d’Harlan Ellison ne sont jamais parvenus outre-Atlantique, ou s’agit-il plutôt d’une malédiction paranormale ? Le fait est que, réputé aux États-Unis pour sa bibliographie de nouvelliste, Ellison est resté anonyme en Europe, en dehors des cercles de lecteurs d’imaginaire. Né en 1934, il a produit moult textes de science-fiction, assortis de plusieurs recueils de nouvelles et de scenarii pour l’audiovisuel américain – dont plusieurs épisodes de la célèbre série Star Trek. Dérapages a reçu le prix Locus du meilleur recueil de nouvelles en 1998, un an après sa publication ; il est arrivé en France chez Flammarion en 2001, puis a été repris en format poche par Folio SF en 2003. Pourtant, quinze ans plus tard, le libraire n’a hésité qu’une poignée de secondes avant de me le mettre entre les mains, en m’assurant qu’il s’agissait là d’un talent indéniable toujours en attente de reconnaissance. Ellison est décédé le 28 juin 2018 ; les louanges de cette critique apaiseront-elles son fantôme revanchard ?

« C’était au temps des miracles. D’ailleurs, le premier d’entre les miracles, c’était le temps lui-même. Autre miracle : le fait qu’on ait appris à le remonter, bel exploit. » (p. 147)

Ellison délaisse un temps la science-fiction pour s’intéresser à d’autres formes d’imaginaire : le fantastique et la fantasy urbaine. Au travers des vingt-et-une nouvelles de ce recueil, il explore les racines communes des deux genres. À savoir, les folklores et peurs irrationnels que le genre humain n’a jamais su abandonner en deçà de son évolution. Télépathe complexé, divinité désabusée, humanoïde marin en quête du grand amour… Les narrateurs des nouvelles, tour à tour monstres de foire ou spectateurs hallucinés, donnent à chaque intrigue une double dimension. Celle de l’imaginaire tout d’abord, puisqu’ils puisent dans les mystères les mieux gardés de l’humanité pour attiser notre désir, conscient ou pas, d’assaisonner notre quotidien d’un peu de magie. La sociétale ensuite, pour les problématiques indirectement soulevées par la majorité des intrigues, et les émotions profondément humaines qu’éveille chaque lecture dans notre cœur, quels que soient ses protagonistes.

Pour assurer la cohésion de son ouvrage, Ellison fait honneur tant au fond qu’à la forme de l’objet-livre : lignes cassées et cadres inclinés, la thématique du dérapage se rappelle au bon souvenir du lecteur à la fin de chaque nouvelle, et au début de la suivante. Le thème n’est que rarement, voire jamais évoqué dans le texte, et il faut parfois une réelle réflexion pour l’identifier dans les enjeux des nouvelles. Loin de mettre l’esprit en difficulté, cette exigence impose au lecteur une prise de recul systématique et très instructive.

« Même les dieux finissent par comprendre. Pourvu qu’on leur en laisse le temps. » (p.324)

Voilà une affirmation qui aurait tout aussi bien pu figurer dans une œuvre de Gaiman ou de Pratchett. À l’instar de ces écrivains renommés, Ellison a su retranscrire l’âme des États-Unis dans son écriture, en y intégrant une dimension surnaturelle à allumer le regard des plus terre-à-terre. Et loin de se limiter aux magies grecques et nordiques, le recueil fait la part belle aux mythologies du monde entier, du cryptide célèbre dans nos légendes au parfait inconnu d’autant plus effrayant. Entre American Gods et De bons présages, Dérapages passe du rire à la réflexion sociétale en quelques lignes ; sans oublier une influence lovecraftienne omniprésente dans certains textes. Si Ellison privilégie un format d’écriture en prose, il s’est autorisé quelques fantaisies : une nouvelle sous forme de script ; une autre sous l’aspect d’un étrange journal de bord aux entrées incohérentes. De quoi renouveler l’intérêt de son lecteur, et le pérenniser au fil des multiples univers qu’il introduit.

Malgré la diversité de ses thèmes, Dérapages est empreint d’une indéniable mélancolie, explicitement annoncée par l’auteur dans son introduction, et renvoyée à la figure du lecteur entre certaines nouvelles. En effet, le recueil est parsemé de courts textes autobiographiques, qui content une période très instable de la vie d’Ellison. Décousues en apparence, ces tranches de vie abruptes font écho à l’introduction, qu’on oublierait facilement sans piqûres de rappel. Un retour à la réalité parfois cruel, et autant de degrés supplémentaires perdus par à-coups dans la pente progressive du recueil.

Dans son introduction, Harlan Ellison met son lecteur en garde contre la dangerosité des dérapages, qu’il s’agisse de gamelles bien palpables ou des aléas de la vie. Le sien – de dérapage – reste parfaitement contrôlé au fil des récits éclectiques qui composent son recueil. En dépeignant un monde encore oscillant au bord du XXIe siècle, partagé entre une technologie aux attentes grandissantes et une soif de légendes d’ores et déjà nostalgiques, il offre à ses lecteurs la plus fantastique des culbutes intellectuelles.

« Le thème est : profitez-en tant que vous le pouvez. Car le dérapage règne en maître. La pesanteur ne pardonne pas. » (p. 28)

Chimène Peucelle, 1A Edition Librairie, 2018-2019

 

Sources :
Bibliographie :
site Noosfere [consulté le 7/10/2018]
Biographie de l’auteur : le recueil et Je suis mort [consulté le 10/10/2018]

Bibliographie non exhaustive :
Dangereuses visions, J’ai Lu, 1975. Mention spéciale au prix Hugo 1968.
La machine aux yeux bleus, Flammarion, 2001.