Littérature américaine

David VANN, Sukkwan Island

David VANN, Sukkwan Island 

 Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Laura Derajinski
Gallmeister, 2011
ISBN 978-2-35178-601-7 

Quelques pas vers labîme… 

« Puis l’homme est arrivé, il avançait courbé aux confins du monde, poilu, imbécile et faible, et il s’est multiplié, il est devenu si envahissant, si tordu et meurtrier à force d’attendre que la terre s’est mise à se déformer. » (p.9) 

Aux confins du monde, c’est là que Jim décide d’amener Roy, son fils de treize ans, plus exactement sur l’île de Sukkwan en Alaska. Roy veut reconsolider sa relation avec son fils. Il a décidé qu’ils allaient vivre tous les deux pendant un an sur cette île isolée, où la seule trace de civilisation consiste en un ponton de bois et un cabanon de chasse. Une vie en totale autonomie. Seul moyen d’accès, le bateau ou l’hydravion. La mère de Roy et ex-femme de Jim a donné son accord, le fils a accepté, bon gré, mal gré. Problème, Jim est dépressif, Jim est égocentrique, Jim n’est pas préparé. 

Il ne faut qu’une poignée de pages à David Vann pour nous faire comprendre que la catastrophe est inévitable. Elle est là, latente, imminente, présente phrase après phrase. Elle maraude, semble prendre son temps, son ombre est la mort, et tout l’art de David Vann est de nous l’annoncer et d’arriver pourtant à nous abasourdir au moment où elle finit par se montrer. Ainsi, Sukkwan Island est un roman de la fatalité. Vann l’a écrit comme une tragédie grecque. En deux parties, comme deux actes, on va vivre deux points de vue, celui du fils et du père. Dans ce face à face, Roy et Jim vont devoir affronter des situations qui les dépassent et les remettent en question. L’unité dramatique sera ici le huis clos de l’île où ils vont devoir vivre lun sur lautre, lun avec lautre. Comme lexplique David Vann, dans un entretien avec Christophe Ono dit Biot, il réduit au possible la scène, ses personnages sont mis sous tension, jusqu’à la rupture. Comme pour voir ce qu’il s’en révèle, de bon ou de mauvais. 

Sukkwann Island, prix Medicis étranger 2010, est son premier roman et appartient à l’origine à Legend of a suicide un recueil de nouvelles. Ce livre, Vann l’a écrit en dix-sept jours sur un bateau, comme une catharsis. En filigrane, il y parle de son père, James, dont Jim est le diminutif, qui s’est suicidé après que David, enfant, vivant en Californie avec sa mère, a refusé de le rejoindre en Alaska. Un traumatisme important pour l’auteur. Une grande culpabilité aussi. La famille de Vann est, ainsi, marquépar la violence (5 suicides et un meurtre) et lui-même est devenu un farouche opposant à la NRA, puissant lobby des armes aux USA. Dans ce premier roman, Vann aborde déjà ce qui sera les grands thèmes de son œuvre, la famille, la nature, la violence. En réécrivant ce qu’aurait pu être le voyage avec son père, Vann nous questionne, de la façon la plus sombre et brutale, sur ce qui tient une famille, une société. À travers le cheminement d’un père et de son fils dans la nature et le tragique, Vann nous parle d’amour et d’incompréhension. Jusqu’à l’absurde, jusqu’à l’inconcevable, jusqu’à cette fameuse page113 où le lecteur est saisi de stupeur et ne peut que relire le texte dans une tentative désespérée d’en effacer la vérité. 

Et la chute est éternelle. 

On navigue, à Sukkwan Islanddune réalité sèche, âpre, jusquaux affleurements de la démence, un monde où les héros n’en sont pas. Jim a raté son existence, il cherche désespérément une issuemais ne peut cacher ses sanglots, la nuit, à son fils étendu à côté de lui dans l’unique pièce du cabanon. Roy, du haut de ses treize ans, doit faire face seul à ses angoisses et à celles de son père, à ses questionnements adolescents, tiraillé entre l’envie de fuir cette île et le désir de ne pas décevoir ce père qui lui parait si fragile. 

«C’est quoi ton rêve? Roy réfléchissait et ne trouvait rien à répondre. Il avait l’impression qu’il était seulement en train d’essayer de survivre au rêve de son père.» (p.94) 

 David Vann fait partie de cette tradition paysagiste américaine. Il se dit, d’ailleurs, très influencé par Cormac McCarthy et la filiation est réelle sans être dévote. Ici, la nature est le reflet des personnages, il décrit les paysages extérieurs, une nature sauvage et magnifique et les met en parallèle avec le paysage intérieur de ses personnages. C’est dans un style clair et sec qu’il nous montre comment la relation entre un père et un fils se désintègre. Il ne semble n’y avoir aucune issue, ni pour les personnages ni pour les lecteurs. Pour Vann : «le lecteur doit partager cette catharsis, il doit souffrir et ressentir ce que ressentent les personnages et ensuite être libéré.» Ce sentiment d’enfermement est renforcé à la lecture par l’intégration des dialogues au fil de la narration, sans aucune marque de ponctuation, comme s’il n’y avait pas d’artifice, pas de respiration, aucun moyen de sortir du récit. 

Chez Vann, la beauté d’une nature préservée met en exergue les tourments, l’isolement et le naufrage de ses personnages. Il y a quelque chose dAu cœur des ténèbres de Joseph Conrad dans Sukkwan Island, on s’enfonce dans les profondeurs de l’âme humaine, guidé par la fatalité, et la civilisation ne sera en aucun cas la délivrance au cauchemar que l’on a soi-même créé. 

«Son esprit s’était arrêté, son corps lui semblait minuscule, comme celui d’un bébé. Un tout petit bébé doré recroquevillé sur lui-même à l’intérieur d’un corps d’adulte, relié par des ficelles à chacun des membres de ce corps plus grand qu’il tirait vers l’intérieur. Il était en train de disparaître.» (p.192) 

Tout est écrit, tout est en l’homme. 

JFC., AS, Bibliothèques-Médiathèques, Patrimoine, 2018-2019 

 Sources: 

Biographie 

Nationalité : américaine
Né : Aslaska (Etats-Unis), 1966
Après avoir quitté les États-Unis, las de la violence quil considère comme intrinsèque à son pays, il partage aujourdhui son temps entre la Nouvelle-Zélande où il vit et lAngleterre où il enseigne, tous les automnes, la littérature. 

Bibliographie non exhaustive: 

Goat MountainGallmeister, 2014.
Dernier jour sur terreGallmeister, 2014.
Lobscure clarté de lairGallmeister, 2017.