Littérature française

Alfred ALEXANDRE, Bord de canal

Alfred Alexandre, Bord de Canal

Édition Dapper, 2004
ISBN : 9782915258073

Esthétique de la déchéance.

Fort de France, Martinique.

De l’autre côté du canal empuanti et lourd d’eaux sombres se déroulent des épilogues de vies : celle de Clara, travailleuse du sexe rêvant d’une jolie maison et d’un mari aimant, celle de Francis, faux caïd se muant en papa poule, celle de Jimmy, l’Oncle Pépi, Bridget, Petit mari et bien d’autres. Et le narrateur tourne en rond, son « je » s’englue dans le « nous », et ce « nous » coule dans les tréfonds du canal, lieu de perdition, frontière invisible et personnage à part entière.

Tous ces personnages en effet se croisent, se quittent, se tuent. Bord de Canal brosse le portrait d’une Caraïbe mortifère d’où il n’y aucune échappatoire, car « Partout dans la Caraïbe, des gens comme [eux] marchaient dans la nuit, vers le mur. » (p.116)

Bord de Canal est le premier volume d’une trilogie sur les marges de Fort de France.

Le canal

« Le canal dessinait une frontière, une saignée d’eau gluante, entre le reste de la ville et notre bout de monde, et ils étaient rares, de l’autre côté de la vie, à enjamber le pont pour se risquer, même en plein jour, sur notre territoire. Et on peut les comprendre » (p.9)

C’est ainsi que commence Bord de Canal. C’est ainsi qu’Alfred Alexandre décide de commencer l’histoire du narrateur et des autres reliquats d’existence vivotant autour de lui. Le Canal sépare le « nous » des « autres », le Canal est la manifestation physique du rejet de la société vis-à-vis de ceux qu’elle considère en marge.

No man’s land social, affectif, politique, tout meurt ou vient mourir sur les bords du Canal ou de l’un de ses avatars, le Tunnel, où les personnages vont s’endormir l’esprit grâce au « caillou » (crack), le Parking où le soir les silhouettes errantes des « filles qui se vendaient » (p.99) déambulent avant de parfois aller chez l’Oncle Pépi qui vend un lit et des faux espoirs aux immigrants venant chercher l’espérance d’une vie meilleure.

Ainsi Bord de Canal pose la question suivante : comment les populations sont-elles enfermées ? Cette « saignée » n’est que l’expression tangible de cette ville qui rejette ses citoyens qu’elle juge comme ne faisant pas partie des habitants qu’elle veut mettre en avant. Cela passe aussi par les institutions gouvernementales ou plutôt leur absence sur le bord du canal, le « bon docteur aux mains baladeuses » Farrias étant le seul docteur que la ville a bien voulu envoyer, les organisations humanitaires essayant de se racheter une humanité en apportant un sac de riz et des sourires. Pourtant, les personnages ne sont pas dupes :

«on voulait qu’ils s’en aillent […]qu’ils nous laissent seuls, chez nous, qu’enfin on puisse se retrouver en famille, et ne plus avoir à inventer, pour les étrangers, des corrections dans nos manières. »(p.37)

Le Canal est un lieu d’abandon qui mange, mange, mange et ne laisse personne partir, chaque personnage se retrouve englué dans ses fonds vaseux, jusqu’à en faire partie et à activement participer à la chute d’autres humains.

L’insularité en question

Dans Bord de Canal, Alfred Alexandre pose la question de l’insularité, ce qu’elle entraine et ce qu’elle modifie dans les comportements.

Les personnages sont séparés du reste de monde sur plusieurs niveaux : socialement par leur statut de marginaux, par le canal qui les coupe du reste de Fort de France mais aussi du reste du monde car la Martinique est une île, un morceau de vie coupé des grands espaces continentaux où les personnages se retrouvent enfermés sans aucune chance de départ.

Leur statut d’insulaire vient démultiplier cet entre-soi macabre et cancérigène qui ronge petit à petit les personnages :

« On les comptait à la pelleteuse, partout, dans toute la Caraïbe, dans toutes les villes, des gens qui marchent sans destination précise. C’est comme des embarcations à la dérive, des îles disloquées de leur fond. Personne ne sait où elles vont. Elles avancent sans amarre. » (p.80)

Bal des damnés partout dans la Caraïbe il n’y a pas d’échappatoire, qu’ils doivent de l’argent à l’Oncle Pépi, qu’ils aient « semé un gosse », l’île les retient.

Et le bord du Canal n’est rien d’autre qu’une île dans l’île, une insularité dans l’insularité, un terrain vague où le narrateur rumine, où Clara vend son corps, où Jimmy rêve d’une carrière d’artiste, où des centaines de personnes viennent « s’échouer » (p.129).

Dire le tragique

Rien n’est jamais silencieux ou immobile sur le bord du canal : tout charrie, suinte, crie, siffle, sinue. Le monde entier est fait de bruits, le monde entier est en mouvement et les personnages sont happés par tout cela et se laissent porter, ayant déjà abandonné des mirages et des rivages lointains où le bonheur aurait pu être une option.

Car les personnages, tous autant qu’ils sont ont abandonné depuis longtemps. Ils vivotent par ci par là, trompe la mort dans le Tunnel, mais en réalité, ils flottent « dans la vie, paisibles comme un tas d’ordures à la dérives, l’esprit tellement engourdi que rien, pas même une cascade d’eau en rut, n’aurait pu [leurs] mettre la panique aux tripes » (p.67-68)

La vie est une succession de mal en pis, de chutes succédant aux chutes, et il est hors de question de laisser l’un d’entre eux s’échapper : puisqu’ils doivent chuter, ils chuteront ensemble.

C’est ainsi que le reste des personnages sabotent la possibilité de bonheur de Clara avec Petit Mari.

C’est aussi pour cela que sur les bords du canal il n’y a ni bien ni mal, Farrias aux mains baladeuses, Francis et ses violences envers Clara, rien n’est présenté en bien ni en mal par le narrateur, car ce dernier ne les juge pas, chacun, à ses yeux, survit sur cette barque à la dérive. La violence n’est jamais présentée comme telle, elle nous est vendue comme un moyen de survivre.

Cette atmosphère se ressent dans l’écriture même d’Alfred Alexandre, une langue orale et brisée qui dit une réalité dure mais nécessaire car selon ses propres mots : « les textes sont durs car le pays lui-même est dur. »

Considéré comme le nouveau chef de fil de la littérature insulaire, Alfred Alexandre ne cache pas ses inspirations : les écrivains de la Négritude bien sûr, mais aussi de la créolité, Faulkner, Dostoïevski ou encore Foucault. Il signe avec Bord de Canal un œuvre coup de poing qui tord le ventre et jette un éclairage sur ces paradis éloignés.

Alfred Alexandre redéfinit ce qu’est un « auteur insulaire », voire un auteur tout court, car pour lui « un écrivain, c’est quelqu’un qui n’écrit pas comme tout le monde, c’est quelqu’un qui n’écrit pas « normalement ». »

Mathilde Fink, 2A, Edition-Librairie, 2019-2020

Sources :
Site de la maison d’édition Dapper pour les informations sur l’auteur.
Site du Festival Les Francophonies de Limoges pour la bibliographie
Site du Réseau Canopé : informations sur l’ouvrage

Biographie de l’auteur :

Nationalité : française.
Né à : Fort de France, 1970

Professeur de français. Bord de Canal est le premier roman d’une trilogie.

Bibliographie complète :
Bord de Canal, Editions Dapper, 2004, Prix des Amériques insulaires et de la Guyane 2006.
La Nuit Caribéenne (théâtre), 2007, Editions Passages, choisi parmi les dix meilleurs textes francophones au concours général d’ETC caraïbe en 2007
Le Patron (théâtre), Inédit, 2009.
Les Villes assassines, Edition Ecriture, 2011
Le bar des Amériques, Edition Mémoire d’Encrier, 2016
La ballade de Leïla Khane (poésie), Edition Mémoire d’Encrier, 2019
Aimé Césaire, la part intime (essai), Mémoire d’encrier, 2014.

Textes publiés dans des ouvrages collectifs :
« Taxi pays » (fiction). Drive, l’errance ensorcelée. Gerry L’Étang, HC Éditions, 2009 : 17-26.
« Césaire : poésie et vérité » (essai). Aimé Césaire, pour toujours. Patrick Singaïny, Orphie, 2011

Pour aller plus loin :

Sur l’auteur, sa manière de concevoir l’écriture et ses œuvres