littérature italienne

Valerio VARESI, Le Fleuve des Brumes

VARESI Valerio, Le Fleuve des brumes

Traduit de l’italien par Sarah Amrani
Titre original : Il Fiume delle nebbie, Edizioni Frassinelli 2003
Agullo É., collection « Agullo Noir », 2016
ISBN : 979-1-09-571800-0

Meurtre à l’italienne

« Ici, sur le Pô, il y a beaucoup de choses : on en voit certaines, on en raconte d’autres. Les premières vont de soi, pour les secondes c’est une question de croyance. »

Par une nuit de pluie diluvienne, l’eau du Pô ne cesse de monter, menaçant les rives et habitations d’une Italie isolée et mystérieuse. Un bateau quitte le port, mais semble étrangement vide de tout passager. Le propriétaire manque à l’appel, tandis que son propre frère semble s’être défenestré. L’énigmatique commissaire Soneri est sur l’affaire. Mais parviendra-t-il à délier les langues de ces habitants qui nourrissent de vieilles rancœurs ? Cette tension féroce entre communistes et chemises noires est-elle à l’origine de tous les mystères qui entourent le fleuve du Pô et ses habitants ?

Le lecteur est happé par l’auteur et plongé dans une ambiance toute particulière et très théâtralisée. Plusieurs décors sont plantés, et se regroupent tous autour de l’acteur principal : le Pô. Il y a l’auberge du Sourd, dans laquelle règnent conjointement un patron peu affable et un constant air d’Otello. Un peu plus bas, la péniche du batelier disparu trône, désespérément vide, si ce n’est de quelques secrets. Plus loin sur la rive, le cercle nautique abrite les anciens, ceux qui stagnent, qui voient la jeune génération les fuir. À cela est ajoutée une affaire peu conventionnelle, teintée d’amertume. Dans cette humidité persistante et dérangeante arrive un commissaire qu’on ne trouvera jamais à son commissariat.

Un parfum italien persistant plane sur l’ensemble des romans de Valerio Varesi, lui qui est né de parents parmesans. À l’aide d’une plume poétique, il fait une fois de plus la démonstration de son talent en dépeignant la mère patrie qu’il affectionne.

« Chaque année, le fleuve grossit pour la Toussaint […]. Lui aussi célèbre ses morts et va visiter les cimetières. Il caresse les pierres tombales pendant quelques jours et fait miroiter les ossuaires dans les eaux qui, hors de leur lit, stagnent dans la limite des murs des cimetières et décantent en redevenant simples. »

Le passé est omniprésent dans les enquêtes de son personnage fétiche. Cette fois, ce sont les conflits internes qui ont meurtri le pays pendant la guerre qu’il couche sur papier. L’Italie a à présent sa personnification : le commissaire Soneri, un homme fort mais limité par son passé trouble. Tandis que le bon vin, les ânes en daube, et divers copeaux de parmesan agrémentent gaiement les – trop nombreux – repas de l’enquêteur, la politique peuple les lignes de cette enquête. Valerio Varesi en profite pour rappeler que cette affaire peu conventionnelle aux embruns de rancœur est empreinte de réalité. L’Italie a vu ses habitants se diviser et s’entredéchirer pendant la guerre, la milice fasciste se positionnant comme l’ennemie mortelle des communistes opprimés. Même la Libération n’a pu défaire ce qui avait été exécuté, et la vie autour du Pô n’a jamais réellement repris son cours. Les survivants se regardent toujours en chien de faïence soixante ans après la fin des hostilités, et semblent allergiques à tout ce qui pourrait ressembler à une intrusion étrangère. Soneri peine à trouver ses marques dans cet univers, et ne sera jamais réellement accepté par ses habitants et leurs lourds secrets. Les anciens ne lui rendent pas la tâche aisée, et c’est ainsi que l’enquête, et donc l’avancée du roman, semblent stagner dans une humidité constante et assez ennuyeuse. « […] Quelqu’un sait, et se tait. » Le vieux Barigazzi a raison : ils savent, mais n’en diront mot.

Cette Italie rurale qu’affectionne tant l’auteur a de quoi charmer, contrairement au lugubre commissaire qui peuple les romans de Varesi. Cet anti-héros a certes quelques heureux moments de finesse et d’intrépidité, mais ses constantes élucubrations sur l’existence fatiguent le lecteur et sonnent inutiles à l’intrigue.

Bien que Soneri soit quelque peu antipathique, il s’adapte parfaitement à cette quiétude brumeuse du Pô. Étant veuf, il demeure lui-même prisonnier de son passé, ne sachant comment aller de l’avant, bien qu’il en ait toutes les opportunités. Sa relation avec Angela, une belle avocate, semble confuse. Elle endosse le rôle de la femme tyrannique qui embarrasse l’homme dans sa mission sacrée. Peu de cas est fait de son métier ou de son passé : Varesi aime dépeindre des personnages féminins de caractère, accablantes et intraitables avec les hommes. Soneri, avec ses manières bourrues et ses tendances solitaires, semble perdu dans cette relation. Sa misanthropie amène tristement le lecteur à éprouver la même solitude. On peine à respecter cet enquêteur qui flâne et empoche sans un merci les informations que ses collègues ont péniblement recherchées pour lui.

Nominé au prix littéraire italien Strega ainsi qu’au Gold Dagger Award en Grande Bretagne, Le Fleuve des brumes a su convaincre un public étranger qui découvre l’Italie rurale de façon intime. On peut cependant se demander si l’intrigue n’aurait pas pu être mieux menée. On peine à terminer sa lecture tant la trame semble stagner, et la déception n’en est que plus grande lors du dénouement final peu satisfaisant. Le talent d’enquêteur du commissaire n’est donc égal qu’à sa loquacité : fluctuant et décevant.

Le contexte est sans doute trop éloigné d’un lectorat étranger, qui aura des difficultés à comprendre les répercussions qu’aurait ce passé fasciste sur l’avenir du pays. Certains seront ravis de cette tendance qu’a l’auteur de mettre en exergue ses origines en introduisant une multitude de références au dialecte et terroir italiens. Pour les adeptes de rebondissements épiques et de course-poursuites, le sinistre commissaire vous laissera sur votre faim.

Ce roman, c’est avant tout une histoire d’attente : une atmosphère lourde, brumeuse comme une purée de pois, et des habitants qui attendent patiemment que vengeance s’accomplisse. Le temps est en suspens, comme le sort du village menacé par la montée des eaux. Le Fleuve des brumes, c’est un lecteur qui reste dans l’expectative, un conflit latent entre anciens combattants, et un commissaire qui patiente jusqu’à ce que la clé de l’énigme lui soit enfin accordée.

LAGOARDETTE Charlotte, AS, Édition-Librairie, 2019-2020

Sources :
Pour la biographie de l’auteur : Page auteur du site officiel de la maison d’édition française, Agullo.

Pour la bibliographie non-exhaustive : site de données de la BNF (data.bnf.fr)

Biographie de l’auteur :

Nationalité : italienne. Né à Turin, en 1959.

Diplômé en philosophie, journaliste et auteur de onze romans au héros récurrent, le commissaire Soneri. Ses enquêtes sont traduites en huit langues, et adaptées en série télévisée italienne. En France, Valerio Varesi est publié par la maison Agullo.

Bibliographie non-exhaustive :
Les Ombres de Montelupo (2018) (paru aux éditions Agullo pour la traduction française)
Il commissario Soneri e la legge del Corano (2017)
La pension de la via Saffi (2017) (paru aux éditions Agullo pour la traduction française)
Il commissario Soneri (2016)
Le Fleuve des brumes (2016) (paru aux éditions Agullo pour la traduction française)
Il commissario Soneri e la strategia della lucertola (2014)
Il paese di Saimir (2009)
Il cineclub del mistero (2002)