Littérature française, Poésie

Thibault MARTHOURET, Qu’en moi Tokyo s’anonyme

Thibault MARTHOURET, Qu’en moi Tokyo s’anonyme

Éditions Abordo, 2018
ISBN  979 -10-92965-14-8

Une poésie du silence

La poésie est partout, l’œuvre de Thibault Marthouret en est la preuve.

Qu’en moi Tokyo s’anonyme est une respiration, une poésie du silence.

« [ …] la continuelle respiration du monde est ce que nous écoutons et que nous appelons silence. »

lA pASSION SELON g.H. (Clarisse Lispector)


Cette constatation de Clarice Lispector résonne dans chaque page de ce livre.

Tout y est poésie : la disposition des pages, des poèmes, des vers, des mots, des lettres. Le livre est un poème à part entière dans lequel il n’y a « rien d’urgent à dire, rien à dire pour s’entendre » (p.83). Et pourtant, Thibault Marthouret semble en dire beaucoup.

Un avertissement « la bouche pleine » et quatre parties dont l’on ne comprend les titres qu’une fois entièrement plongé dans le bain : « j’ajuste le diamètre de l’horizon à la circonférence de l’obscurité », « l’aiguille s’approche au plus près du ciel et se retire », « constellation sur fond blanc », « je ne vous dis pas n’est pas silence ». Ne cherchez pas d’explication, vous finirez par comprendre. Pas de majuscules, le professeur semble s’être fâché avec elles. Ou alors ce sont ses inspirations étrangères qui le tiraillent : Thibault Marthouret est professeur d’anglais à l’Université de Bordeaux. Sa poésie est sonore, il y mélange les dialectes et les fait danser ensemble et c’est diablement efficace !

Chaque poème est unique, de sons, de formes, de langues. Langues qui glissent, se tordent, se mêlent et créent une logique qui ne s’explique pas. Logique illogique : le verbe qu’on ne peut pas dire, le mot que l’on entend. Ne l’expliquez pas ! Vous qui osez esquisser le geste pour comprendre, vous ne comprendrez pas. Il faut ressentir. La lenteur, la vitesse, le flot qui coule et les ruptures… Il faut les respirer, en silence. Il faut « vider les cendres de la voix » (p.97).

« Dans ton palais en ruines, passes-tu ton temps à le fuir ? / À éviter les visiteurs ? Calibrer le silence ? Le recharger au coin du feu ? » (p.70)

Oui, c’est ce qu’il fait.

Parfois, au détour d’un mot perdu dans la page, s’installe une sensation de déjà-vu : quelques élans de romantisme, une plage déserte bercée par le chant des oiseaux, respirer un peu. Une ambiance surréaliste aussi, un jeu. Le poète vole au gré de ses rêves et de ses envies, des associations de mots et d’idées qui s’enchaînent et coulent comme un ruisseau de pensées et de souvenirs. Il s’amuse et nous jouons avec lui.

Les rythmes défilent au fil des pages, le livre respire entre nos mains. Il commence à pas lents, comme les premières gouttes d’une averse, puis se met à courir, plus vite, un peu plus vite, toujours plus vite… Et soudain, il s’arrête, halète, comme essoufflé de sa course effrénée. Enfin il se calme, reprend sa respiration, doucement, lentement. Et au moment où vous pensez qu’il s’est endormi, il recommence.

Il arrive de se souvenir, de voir les images plus nettement, de plonger dans une réminiscence commune. Alors on a l’impression de lire et de sentir avec plus de clarté, même si le tableau est bien sombre.

Parce que c’est bien de tableau qu’il s’agit : Thibault Marthouret peint un tableau vivant du monde, de notre monde. Notre monde ? Non, le sien. Son monde, sa vision, notre faute. Pas une punition, juste la culpabilité du monde qui suffoque dans ces villes trop bruyantes. Et l’auteur est en leurs cœurs pour les écrire. Il pose son regard curieux, nous transmet une sensation. Parce que c’est ce que le poète fait : il fait ressentir. Il ressent cette ville bruyante de vie. Une ville qui fait plier, qui écrase. Pourtant, le naturel revient toujours au galop : les oiseaux se posent, les lombrics rampent. Et l’homme se tait, du moins il essaie.

« Nous murmurons pour éviter l’écho, l’imbroglio d’espace et de silence / qui disloque les verbes, érige les murs nus entre les syllabes, étire / l’ossature des phrases en dédale où s’égarent l’entente et le toucher. » (p.34)

Cette poésie est une poétique du silence et de l’invisible mais aussi de la forme et du son. Les corps en mouvement ou immobiles sont les spectres de la parole qui se tait, qui dissimule mais ne parvient jamais tout à fait à cacher la pensée.

Le lecteur se demande longtemps d’où vient le titre : « Qu’en moi Tokyo s’anonyme ». Étrange n’est-ce pas ? Le poème sait se faire désirer et il se fait attendre jusqu’à ce que le tableau apparaisse, là, immobile. Et par les mots, il s’anime. Le poète lui souffle la vie, le fait danser dans ses mots, dans nos yeux, puits de mémoire et de faux silences.

« Je rouvre les yeux : / le silence s’est liquéfié, / la page est un drap détrempé. » (p.94)

Le poète ne nous protège pas, il rêve et recrée, avec plus ou moins d’efficacité, le silence insoutenable. Par l’écriture, il redonne vie. On pourrait penser qu’avec cette poétique c’est tout ou rien. Mais c’est surtout tout et rien.

Si vous êtes de ceux que la poésie laisse toujours aussi sceptiques, si vous vous pensez trop terre à terre pour ce genre de choses, prenez garde : « Ceux qui se targuaient, […] / de vivre les deux pieds sur terre / goûtent à la chute des rêveurs, / à leur retour percutant / sur le sol de l’exil. » (p.32)

Qu’en moi Tokyo s’anonyme est un livre que l’on peut lire dans l’atmosphère moite d’un soir d’été. Il ne faut pas le parcourir trop vite, il faut l’apprivoiser avec douceur et compassion, il faut l’aider à se révéler.

Ne la mangez pas d’une traite. La poésie se savoure avec lenteur et délice.

Et en silence s’il-vous-plaît !

Cloé B., AS, Édition-Librairie, 2019-2020

Sources :
Revue Recours au poème : présentation de l’auteur et extraits de son recueil [page consultée le 16/11/2019].
Site des éditions Abordo [page consultée le 22/10/2019].
Préface de Qu’en moi Tokyo s’anonyme par Patrick Autréaux
Pour la biographie de l’auteur : quenmoitokyosanonyme.wordpress.com [consulté le 20/11/2019].

Biographie de l’auteur :

Nationalité : France
Né en 1981

Thibault Marthouret vit à Bordeaux et y enseigne l’anglais à l’Université. Il a principalement été publié dans des revues (Décharge, Contre-Allées, La femelle du requin, Dissonance…). Il publie son premier recueil En perte impure, illustré par Laura Chapalain en 2013.

Bibliographie  :
En perte impure, Le Citron Gare, 2013

Pour aller plus loin :
Version illustrée de certains poèmes de Qu’en moi Tokyo s’anonyme.