Littérature française

Alain DAMASIO, Les Furtifs

Alain DAMASIO, Les Furtifs

La Volte, 2019
ISBN : 978-2-37049-074-2

Récit d’une chasse : en quête de la forme la plus pure du vivant

D’aucuns savent qu’Alain Damasio aime à résumer ses romans en une phrase. Ici, un père devient chasseur de furtifs, persuadé qu’il s’agit du seul moyen de retrouver sa fille disparue. C’est donc le récit d’une chasse, où traqueurs et traqués ne seront pas toujours ceux que l’on croit. Est-ce tout ? Non, bien sûr. C’est que, chez Damasio, l’histoire n’est qu’un prétexte, un support, un outil. Le moyen – et non la fin – de sa démarche en tant qu’écrivain.

Qu’est-ce que le vivant ? 

Car c’est avant tout à cette vaste question, tout à la fois étincelle de création et fil rouge de ses récits, que l’auteur tente une nouvelle fois de répondre dans ce troisième roman. Dans La Zone du Dehors ? Il énonçait des idées mais ne proposait aucune solution à mettre en œuvre. Dans La Horde du Contrevent ? Il y avait l’idée de mouvement dans le vif mais le concept, encore imparfait aux yeux de l’auteur, n’a pu s’incarner pleinement dans aucun des personnages.

Après avoir échoué par deux fois – selon lui – à apporter une réponse satisfaisante à cette question qui l’habite, l’auteur estimait toutefois en avoir saisi l’essence : le mouvement. Il n’y avait plus qu’à puiser dans un laboratoire d’idées que l’écrivain partage entre nouvelles, cahiers et enregistrements. Les amateurs ne pourront que reconnaitre l’idée majeure mise en scène par la nouvelle Le bruit des bagues (Aucun souvenir assez solide).

Cette fois, c’est la bonne ? À en croire l’auteur, « aoui ».

Alain Damasio ne se joue pas seulement de la « sangue » (comprendre : « langue » et « sens »), mais aussi de la typographie et de la mise en page, cassant à sa guise les codes internes du livre. L’auteur opère un virtuose mélange des sons, des temps, des lettres et des mots, accompagné d’une variété impressionnante de registres. Mélange des idées et des émotions, aussi, au service duquel il met néologismes, langues étrangères et argots divers. En d’autres termes, il tire parti d’absolument tout ce qu’il peut mettre au service du mouvement.

C’est cette recherche constante qui fait peut-être de la lecture de ses titres une expérience aussi enrichissante qu’exigeante, un peu à la manière d’un Voyage au bout de la nuit que Céline aurait écrit en 2019. En plus brut, plus subversif et plus geek, sans doute.

Le choix d’en faire une œuvre transmédia s’inscrit parfaitement dans cette logique : l’expérience de lecture est à compléter avec l’album Entrer dans la couleur, composé par Yan Péchin.

Pour vivre heureux, vivons cachés.

L’auteur a choisi le roman d’anticipation pour opposer deux concepts. D’une part, le « technococon » qui nous enferme, atrophie notre rapport au vivant et nous pousse à entretenir un « self-serf-vice » travesti en liberté ; une nouvelle forme de servitude volontaire fondée sur la trace laissée par chacun d’entre nous, récupérée par la bague et utilisée pour répondre en temps réel et à tout moment à nos envies. D’autre part, les furtifs, créatures qui vivent « par devers nous », sans laisser de trace, dans l’angle mort de la vision humaine, au coeur même de la liberté et du rapport au vivant.

C’est de nouveau l’occasion pour cet écrivain militant de développer tout un aspect politico-philosophique de sa réponse, certes au prix d’une densité de réflexion parfois à la limite de l’indigeste. Un travers bien connu de ses lecteurs mais que les plus fidèles d’entre eux lui pardonnent bien volontiers, tant la réflexion à laquelle il se prête sait aussi témoigner d’une sensibilité certaine.

« On peut couper en deux un arbre qui a fait pousser ses bourgeons et ses feuilles deux cent cinquante printemps de suite avec une tronçonneuse à essence en huit minutes. On peut abattre un jaguar qui court à 90 km/h dans une savane en un dixième de seconde et avec une seule balle. Qu’est-ce que ça prouve de nous ? Qu’on sait stopper le mouvement ? Qu’à défaut d’être vivants, nous voudrions nous prouver qu’on sait donner la mort ? (…) Je voudrais contempler leur monde avec mes oreilles en fleur aussi longtemps que je puisse – jusqu’à ce qu’y pousse un fruit qui m’éveille et fasse enfin chair pour moi. » (p. 107).

« Maman’gouste » et compagnie.

Thème inédit dans l’œuvre d’Alain Damasio, la relation parent-enfant trouve une place importante dans ce troisième roman. Lorca et Sahar Varèse vouent un véritable culte à leur petite fille, dont la recherche puis la condition nouvelle constituent l’essentiel du récit. Volontaire ou non, cette idéalisation systématique peut agacer : le récit est ainsi imprégné d’une adoration parentale à laquelle tout le monde ne saura pas s’identifier.

Dans une moindre mesure, les qualités des protagonistes principaux sont systématiquement mises en avant au point de les rendre parfois inaccessibles, créant un contraste maladroit avec le reste du panel de personnages, dont ne sont quasiment mis en avant que des défauts. Le lecteur se trouve donc face à une regrettable dichotomie opposant les « gentils » aux « méchants », un rien caricaturale.

Mais quelques écueils n’y changeront rien et le constat s’impose : Alain Damasio délivre avec Les Furtifs, sur la question du vivant, sa réflexion la plus aboutie et la plus bouleversante. Cette longue chasse sublime le vivant à tous les niveaux : récit d’un couple, récit de parents, récit d’une société… récit réflexif en puissance au sein duquel l’émotion humaine trouve toute sa place.

Camille Vinau Lafitte, AS, Édition-Librairie, 2019-2020

Sources :
Pour la biographie de l’auteur : site des éditions La Volte.
Portrait de l’auteur réalisé pour l’émission 28 Minutes sur Arte (ajoutée sur YouTube le 9 mai 2019).
Participation de l’auteur à l’émission La Grande Librairie, sur France 5 (ajoutée sur YouTube le 31 mai 2019).

Biographie de l’auteur

Nationalité : Français.
Né à : Lyon, 1969

Ancien élève de l’ESSEC, cet écrivain engagé a abandonné la perspective d’une carrière prometteuse pour se consacrer à l’écriture, qu’il met au service de divers médias (livre, jeu-vidéo). La Horde du Contrevent a reçu le Grand Prix de l’Imaginaire.

Bibliographie non exhaustive :

La Zone du Dehors, Éditions La Volte, 2007 (d’abord paru chez Cylibris en 1999)
La Horde du Contrevent, Éditions La Volte, 2004
Aucun souvenir assez solide, Éditions La Volte, 2012

Pour aller plus loin :
Sur l’auteur :
Présentation par l’auteur de son oeuvre et de ses engagements, à Médiapart (ajoutée sur YouTube le 17 avril 2019).
TEDx Talk (présenté par Alain Damasio, ajoutée sur YouTube le 16 octobre 2014)

Sur les thèmes abordés :
Discours de la servitude volontaire, Étienne de la Boétie, Flammarion, 2016.