Littérature d'Amérique du Sud, Littérature guyanienne

Edgar MITTELHOLZER, Eltonsbrody

Edgar MITTELHOLZER, Eltonsbrody

Les Éditions du Typhon, 2019
Traduit de l’anglais (Guyana) de Benjamin Kuntzer
ISBN 249050102X

Histoires macabres

Le vent hurle, les murs craquent et la belle demeure paradisiaque bientôt se transforme en temple de la mort. C’est ici, chez Mrs Scaife, que notre jeune narrateur a atterri. Peintre anglais né au Guatemala, Woodsley débarque sur l’île de la Barbade pour un mois. À la recherche d’un logement, il est accueilli dans une sublime villa à la végétation luxuriante, propriété d’une vieille dame blanche insaisissable. Depuis le décès de son mari, elle vit seule avec ses quatre fidèles domestiques noirs. Rapidement, leurs comportements étranges et excentriques interpellent le héros. Le mystère s’insinue alors progressivement dans le récit.

Je n’ai aucun talent pour tordre les faits de façon à les transformer en une fiction convaincante, je vais donc devoir me contenter des Faits Bruts. C’est une histoire atroce – proprement horrifique –, et j’encourage quiconque ne se sentant pas le cran d’affronter la véritable horreur à ne pas lire une ligne de plus. (p.16)

Les premières phrases du narrateur sont une mise en garde. Rapporteur malheureux de cette histoire horrifique, il promet de s’en tenir aux faits et de raconter la vérité : ainsi, le lecteur ne pourrait se cacher derrière le caractère fictionnel des atrocités à venir. Les contours de l’intrigue se dessinent rapidement : quelles sont les vraies raisons qui poussent l’extravagante Mrs  Scaife à sortir en pleine nuit de tempête avec ses chiens ? Les mystères se multiplient et le récit s’assombrit, à mesure qu’il se resserre sur les protagonistes.

Entre cauchemar et réalité

Manifestement influencé par le courant gothique, Eltonsbrody est une variation exotique du récit de maison hantée. Tous les éléments sont réunis : une atmosphère singulière et déroutante, des situations obscures et inexplicables, des personnages étranges… Chez Mittelholzer, même les différents éléments – la pluie, le vent, les murs de la maison –, deviennent de terrifiants acteurs du récit. Quelle brillante idée que de choisir un décor de rêve pour faire jouer l’une des plus terrifiantes intrigues de la littérature ! Le contraste est saisissant entre le jour si lumineux et la nuit obscure qui vient assombrir les personnages et cacher leurs inavouables secrets.

J’augmentai l’intensité de la lampe, soudain très curieux. Était-ce une illusion, ou le vent se mit-il à hurler avec une fureur renouvelée quand la lumière projette un éclat rouge sur les murs ? Je me reprochai mon excès d’imagination. (p.30)

Enfermé dans cette stupéfiante demeure, Woodsley est de plus en plus sujet à l’incompréhension (loin de s’inquiéter, le narrateur fait toujours preuve d’une placidité inhabituelle). Alors qu’il clamait la véracité de son récit, ce dernier blâme les faiblesses de son esprit. Les marques de l’étrange se multiplient et Mittelholzer place ses cartes et fait valser le réel. Captivant, le récit happe le lecteur et joue avec nos nerfs. Sommes-nous, comme le narrateur, victimes d’hallucinations ? Fascinant de bout en bout, Eltonsbrody se distingue également par son impeccable structure narrative : chaque chapitre se termine sur une intrigue en suspension, appelant ainsi un nouveau pan de l’histoire.

Au-delà du frisson procuré par la lecture, Eltonsbrody donne à réfléchir sur la condition de l’auteur et reflète ses propres démons. Derrière cette simple – mais efficace – intrigue de maison hantée se développe une réflexion profonde et inattendue sur la part d’ombre des hommes. Chez Mittelholzer, les personnages charmants et avenants peuvent cacher de terribles secrets et accomplir autant d’actes sordides, gratuits et macabres, pour leur simple satisfaction – voire jouissance – personnelle. Le rejet de l’autre, le plaisir de voir souffrir son prochain, et même la question de l’identité noire, sont au cœur du récit.

Premier romancier caribéen à connaître la renommée, Edgar Mittelholzer est publié après la guerre par Leonard et Virginia Woolf. Rejeté à cause de sa couleur de peau, il ne cessera de questionner la moralité de l’Homme et de disserter sur les questions identitaires. Il finira d’ailleurs par se suicider quelques années plus tard. Son parcours tragique et celui de son héros ne manqueront pas d’interpeller les lecteurs les plus avertis. Tourmenté, sans espoir et infiniment mélancolique, le récit est le miroir de l’auteur, hanté par ses fantômes. Alors qu’il était injustement oublié depuis des décennies, les Éditions du Typhon rendent enfin ses lettres de noblesse à l’auteur en traduisant et publiant pour la première fois Eltonsbrody en France, dans la collection « Les hallucinés », consacrée aux histoires de fantômes. La traduction de Benjamin Kuntzer rend justice à ce beau texte inédit, à lire à la nuit tombée, un soir de tempête.

Camille Koessler, AS Édition-Librairie, 2019-2020

Source
Pour la biographie de l’auteur, site des éditions du Typhon. 

Biographie de l’auteur

Né au Guyana en 1909, décédé en Angleterre en 1965

Nationalité : guyanienne

Auteur métis, Edgar Mittelholzer a une œuvre riche marquée par les questions identitaires. A l’exception d’Eltonsbrody, ses œuvres sont inédites en France.