Littérature anglaise

Andrew MILLER, La nuit, la mer n’est qu’un bruit

Andrew MILLER, La nuit, la mer n’est qu’un bruit

Traduit de l’anglais par David Tuaillon
Titre original : The Crossing, ed. Sceptre (Londres), 2015.
Piranha, 2017
ISBN : 978 2 37119 059 7

Un scénario qui prend les voiles

Ce pourrait être l’histoire d’une rencontre, d’une famille, mais nous découvrons rapidement que c’est le récit de la vie de Maud, jeune femme forte et indépendante que le narrateur externe nous livre ici. Première phrase :

  « Début de printemps, le nouveau millénaire, une jeune femme marche à reculons le long d’un bateau. » (p.11)

et tout est dit : c’est son histoire, et celle de son bateau. Tout bascule, une chute malencontreuse alors qu’elle rénove son bateau, sous le yeux de Tim, une connaissance du club nautique. C’est le début de leur histoire, traitée rapidement à travers une multitude d’ellipses. Maud devient mère mais a du mal à assumer son rôle maternel, son travail devient son exutoire, Tim assume donc seul l’éducation de la petite Zoé. C’est alors que survient le drame : le décès accidentel de la petite fille. Le chemin des parents se sépare inexorablement. Tim retourne chez ses parents et Maud prend la mer. Marin solitaire sans expérience, elle commence un voyage palpitant, initiatique. Lors d’une tempête, elle échoue sur une île seulement peuplée d’enfants. Le récit prend alors une tournure étrange, presque surréaliste. Des enfants seuls, élevés selon une éducation religieuse particulière, rêve utopique d’un homme, qui a fini par les abandonner. On ne sait pas pourquoi cela se produit, une part d’imaginaire qui m’a égarée et qui perd le lecteur dans la trame narrative

Un seul bout

Tout sépare le couple sauf leur passion pour la navigation, un seul « bout* » les relie. Lien ténu puisque après la mort de leur fille, Tim abandonne tout. Maud a grandi dans une ville semi-industrielle dans une maison mitoyenne, lui dans une immense maison, entre des champs et des écuries. Leur différence d’origine sociale finit par poser problème et fait s’opposer le couple.

« À mesure qu’ils s’approchaient de la maison, il était de plus en plus convaincu qu’elle ne s’entendrait pas avec eux, qu’elle ne les aimerait pas, qu’elle les trouverait étranges, difficiles. Désagréables. » (p.27)

Notamment lors de la rencontre avec les parents de Tim, comme on peut le voir ci-dessus. Dans la grande maison d’enfance du jeune homme, des pièces « qui semblent avoir la liberté d’être simplement des pièces. » Le père de Tim débarque en avion, ils ont des domestiques et la famille a, comme on le découvre ensuite, une salle aux trésors scellée, pleine d’objets historiques. Ces descriptions se font avec des accumulations qui ponctuent l’abondance des ressources de la famille Rathbone. Chez les parents de Maud, il y a seulement

« une machine à plastifier, la télévision, l’alliance de sa mère, des assiettes peintes au plafond. Des livres de poche. » (p.33)

Preuve des différences de mode de vie dans lesquels ils ont grandi tous les deux. Les parents Rathbone sont sociables, souriants et s’occupent de Zoé, mais ceux de Maud semblent fuyants, pas réellement présents… Un contraste dissonant donc, d’origine sociale. Mais le couple s’oppose aussi sur leurs choix de vie : Maud donne tout pour son travail au laboratoire Fenniman alors que les économies de Tim lui permettent de vivre sans travailler, il écrit des concertos, lorsqu’il a envie, puis s’occupe à plein temps de Zoé. C’est avec le temps que l’on voit qu’ils n’ont pas de points communs, que leur couple est voué à l’échec depuis le début… Et c’est en relisant le livre que l’on voit que le lecteur est prévenu de la suite depuis le début.

La fuite, son salut

En effet, l’écriture d’Andrew Miller est fataliste. Dès la première phrase, le fait que Maud marche à reculons est révélateur d’un de ses traits de caractère : la fuite. Mais analysons d’abord plus précisément ce personnage : Il est dit dès le début que Tim ne sait pas grand-chose de la jeune femme. Lorsqu’il pénètre pour la première fois dans son appartement il trouve que « l’endroit a l’air bizarrement inhabité », que « s’il y a une odeur, c’est seulement l’odeur du bâtiment lui-même », Maud devient un personnage mystérieux. Elle ne semble proche de personne, sauf peut-être d’un de ses professeurs, Susan Kimber. Ce même professeur qui demande à Tim s’il veut sauver Maud. Mais la sauver de quoi ? En roman tragique, on semble savoir qu’il va se passer quelque chose de grave, mais on ne sait pas quoi ni quand. On remarque que dans tous les dialogues Maud  répond par monosyllabes,

«  – Tu as déjà fait quelque chose dont tu as honte ? demanda-t-il.
– Non.
– Tu as déjà fais quelque chose, tu sais, exprès pour blesser quelqu’un ?
– Non.
– Tu as déjà volé quelque chose ?
– Non. » (p.46)

et si Tim essaye au départ d’en savoir plus sur cette femme, il abandonne bien vite face à ces barrières.

Nous pouvons penser que Maud ne se projette pas dans l’avenir : elle ne veut pas de plan d’accouchement, ne se sert jamais de l’argent qu’elle gagne, on se demande même parfois si elle a une volonté propre. Au final, son tatouage, que tout le monde remarque, « sauve qui peut », nous dit tout depuis le début : la fuite est son salut. Alors elle part en bateau, seule, abandonnant tout. Et c’est ce qu’elle semblait vouloir depuis le début : elle se retrouve libre, dans son élément

La nuit, la mer n’est qu’un bruit est un roman poignant sur une femme, un drame, et l’appel de la mer. On y trouve des termes très spécifiques, une narration ponctuée d’ellipses et d’accumulations, relevée par une écriture cadencée, poétique, et pleine de sous-entendus.

L.A, 2 année édition-librairie, 2019-2020

* Prononcé ici « boute », le cordage en navigation.

Sources :
Pour la bibliographie de l’auteur : site de l’éditeur.

Biographie de l’auteur :

Né à Bristol (1960)

Il a vécu en Espagne, au Japon, en Irlande. Il vit aujourd’hui en Angleterre. Auteur de nombreux best-sellers dont plusieurs traduits dans de nombreuses langues (y compris le français), il a reçu le prix Costa pour Dernier Requiem pour les innocents (Piranha, 2014) qui a ensuite été désigné comme Livre de l’année par le jury.

Bibliographie non exhaustive :

  • L’Homme sans douleur, Albin Michel, 1998
  • Casanova amoureux, Albin Michel, 2000
  • Oxygène, Albin Michel, 2002
  • Dernier requiem pour les innocents, Piranha, 2014 ; Pocket 2016 , Prix Costa

Pour aller plus loin :
Si vous aimez la navigation :

  • Fins tragiques d’expéditions polaires, Carnets retrouvés d’explorateurs des pôles,  Jean-Michel Charpentier, Elytis, 2008
  • Pêcheur d’Islande, Pierre Loti, paru chez Bleu autour, 2015
  • Lapérouse, le voyage sans retour, Gérard Piouffre, Vuibert, 2016
  • Le viel homme et la mer, Ernest Hemingway, Folio, 1972