Littérature française

Franck MANUEL, De la fabrication des fantômes

Franck MANUEL, De la fabrication des fantômes

Anacharsis, 2016
ISBN 979-10-92011-32-6

Rien ne sert d’avoir peur des fantômes de notre passé

Ce qui frappe avant tout, c’est l’absence de linéarité temporelle. Ici, présent et passé se fondent l’un dans l’autre, d’un paragraphe à un autre, d’une phrase à la suivante. Si les premières pages déstabiliseront plus d’un lecteur, on se laisse pourtant très vite enliser dans la mémoire du protagoniste. Certains se laisseront guider, mus par la curiosité, les autres refermeront sans doute ce livre pour ne plus le rouvrir. La forme du roman, son écriture et son histoire peuvent déranger et surprendre. Pourtant ce court récit fictif mérite le détour.

Le lecteur ne connaît pas son nom. Il fête ses 100 ans et la vieillesse l’a rendu aigri. La vieillesse est-elle réellement la coupable ? Des histoires circulent au sein de la famille. Des histoires qu’on ne dit pas, surtout pas devant les enfants. Des tabous qui emplissent de malaise les repas de famille. On le dit fou, on l’accuse des pires crimes. Mais où se cache la vérité ? Le vieillard lui-même semble l’avoir oublié. Mais le fil du passé commence à se dérouler, alors que le terrible secret du vieil homme se fait désirer jusqu’à la fin. On suit le vieillard dans les méandres de sa mémoire, en compagnie de ses fantômes. Cet antihéros est au centre du roman, toute l’intrigue se constitue autour de son passé oublié. C’est grâce à son arrière-petite-fille, qui semble à bien des égards aussi malsaine que son aïeul, que le lecteur commence sa traversée dans les souvenirs du vieil homme. Elle le pousse et l’accule jusqu’à ce qu’il se retrouve au pied du mur, au sens propre comme au figuré, et attend avec impatience de découvrir le vrai visage de son arrière-grand-père. Ce qu’elle découvre, c’est le petit garçon qui aime à traverser les jardins d’inconnus pour y voler des tranches de vies, c’est le mari indifférent mais incapable de faire le deuil de sa femme, c’est le vieil homme sénile que plus personne ne comprend, abandonné par sa famille.

De la fabrication des fantômes est avant tout un roman sur la mémoire. La mémoire oubliée, trouée. Une mémoire en miettes dont il faut recoller les morceaux. Le vieillard doit aujourd’hui rassembler les pans de sa mémoire abîmée. Dans le passé, il avait déjà dû reconstituer une mémoire qui n’était pas la sienne. Celle d’une inconnue dont la seule trace laissée au monde était des phrases dénuées de sens, inscrites sur un grand mur blanc. C’est dans ce passé que le lecteur est plongé, et par jeux de miroirs, dans le passé de cette mystérieuse inconnue. Quand on commence à toucher à une mémoire incomplète, qui ne nous appartient pas, c’est à ce moment là que naissent les fantômes. Nous nous inventons une fiction que nous considérons comme la vérité et nous nous complaisons dans ce mensonge.

«  La mémoire n’est pas chronologique. Elle est topographique. Une vaste mer. Des failles. Des îlots. Des volcans. Des cendres aériennes. Ce souvenir à gauche. Celui-ci à droite. Même si la notion de droite et de gauche est relative en pleine mer. Quant à un éventuel centre… » (p.15)

Un mur et quelques mots à moitié effacés, voilà donc la genèse de ce roman. Dans sa postface, F. Manuel nous explique que le mur, les mots inscrits et ce fantôme, qui poursuit le vieillard depuis leur rencontre, ont un ancrage dans le réel. Pour le reste, le talent de l’auteur a permis de broder une fiction autour de ces faits. Peut être est-ce ce lien ténu avec la réalité qui rend cette histoire aussi fascinante ? L’auteur s’amuse avec les mots qui nous submergent, nous perdent parfois, et on se laisse engloutir avec délectation. Une écriture parfois hachée, incisive. Des phrases brèves, souvent empreintes d’une certaine froideur. Des mots à l’image du protagoniste du roman, homme distant et taciturne. Cependant les images sont fortes et l’économie de mots n’empêche pas de faire passer tout un spectre de sentiments.

Cet univers singulier et dérangeant est propre à F. Manuel, qui continue dans la lignée du Facteur Phi, son premier roman, et nous offre une fois encore une plongée au cœur de la vie d’un homme hors du commun. Au fil des pages on se sent tel un funambule, en équilibre sur la mince frontière entre le réel et le fantastique, avec cette sensation d’étrangeté et de flottement. Difficile de catégoriser cette œuvre et la maison d’édition Anacharsis ( à qui nous devons cette excellente publication ), faute d’avoir trouvé un genre préexistant adapter pour décrire De la fabrication des fantômes, utilise le terme de « terrible magique » pour le qualifier. L’auteur nous livre un récit cruel et pervers, mettant à nu la réalité de l’esprit humain.

« Ce ne sont pas des maisons, mais des crânes. Il le sait, cela, maintenant. Il sait comment vous déposez là vos âmes, à l’abri du monde, éparpillées dans des tiroirs, des commodes, sous des lits, dans des cartons, entre des pages de livres. Recroquevillées et tremblantes, elles attendent le retour de votre corps parti là-bas, du corps vide et efficace qui les a laissées ici, seules, nues. » (p.74)

Ce roman sera pour ceux qui aiment s’aventurer hors des sentiers battus et cherchent de nouvelles expériences de lecture. Pour les lecteurs qui tourneront la dernière page, touchés par la plume de F.Manuel, sachez que son quatrième roman est paru l’année dernière, aux éditions Cambourakis.

Lautrain, Olivia, DUT AS, métiers du livre, 2019.

Sources :

Site des éditions Cambourakis (consulté le 05/10/2019)

Site éditeur (consulté le 05/10/2019)

Page Wikipedia : « Anacharsis ») (consulté le 09/11/2019)

Biographie de l’auteur :

Franck Manuel est né à Neuville-aux-Bois, dans le Loiret, en 1973.

Il a fait des études de lettres et rédigé une thèse sur un genre littéraire de la Renaissance : Les Pronostications Joyeuses.

Professeur de français dans le secondaire, il est l’auteur de trois romans parus aux éditions Anacharsis : Le Facteur phi029-MarieDe la fabrication des fantômes.

Les éditions Anacharsis ont été fondées en 2000 à Toulouse, par Charles-Henri Lavielle et Frantz Olivié. Le nom de la maison d’édition fait référence au philosophe antique Anacharsis et symbolise leur ligne éditoriale. Cette dernière est centrée sur l’altérité et sur la rencontre entre cultures. La maison est spécialisée dans l’édition de récits de voyages, de témoignages et d’essais. Elle possède aussi une collection de romans fictions.

Bibliographie :
Le Facteur phi, Anacharsis, 2013.
029-Marie, Anacharsis, 2014.
Un faux air de Germain Sarde, Cambourakis, 2018.