Littérature française

Isabelle MERCAT-MAHEU, Marcher sur son ombre

Isabelle MERCAT-MAHEU, Marcher sur son ombre

Éditions Le Chant des Voyelles, 2018
ISBN 978-2-490580-00-2

L’attente d’une porte qui s’ouvre

« Cellule N°162 B. 5h20

Trente-trois mois à piétiner dans ces espaces confinés. Une cellule de 9m² pour deux ou pour trois (selon les arrivées), des cours de promenade de bitume, des couloirs uniformes et étroits, de la crasse partout, du bruit sans arrêt (je ne sais plus ce qu’est le profond silence de la nuit), des parloirs exigus, des salles d’activités au mobilier approximatif. […]

Mais tout à l’heure, cette saleté sera derrière moi, je laisserai ici toute cette misère humaine, la misère de ma vie derrière ces murs. » (p.7et 10)

« TGV Paris/Grenoble, Paris Gare de Lyon
Le train vient de quitter la Gare de Lyon, dans moins de quatre heures, il arrivera à Grenoble. Sa mère lui a dit que ce serait gentil de venir toutes les deux le chercher à sa sortie de prison. Gentil pour qui ? Pas pour elle en tout cas. » (p.12)

Un livre simple, doux et mélancolique à la fois. Si l’histoire racontée est dure, la force d’Isabelle Mercat-Maheu est de rendre ce roman tendre et beau. Son écriture tout en simplicité sans grandes phrases alambiquées est réaliste. Elle ne décrit pas l’horreur à outrance, ni ne minimise la dureté de la vie en prison ou plutôt de la mise entre parenthèses de la vie. (Peut-être tire-t-elle cette justesse de sa connaissance du milieu carcéral en raison de la fréquentation des maisons d’arrêt où elle anime des ateliers d’écriture.) Elle ne dépeint pas une famille modèle mais ne la diabolise pas non plus. Elle met des mots sur la complexité de la situation. D’un côté Fabien, père et mari aimant qui, par malchance et par négligence, tue, est jugé coupable et est enfermé loin de sa famille. De l’autre côté, sa fille Élise, une jeune fille de 9 ans vivant seule avec sa mère depuis l’emprisonnement, trois ans auparavant, de son père et qui doit se débattre avec ses émotions et celles de sa mère. Entre les deux, cette mère, qui, bien qu’importante, tout au long du roman, ne sera vue que par ce père, son mari et cette fille, sa fille. C’est donc là un roman à deux voix et à deux voies, qui se concentre sur cette relation, cette absence de relation père-fille, tout en évoquant de-ci de-là des bribes de vie et de rapports aux autres. Ces autres qui finiront à leur tour par s’exprimer le temps d’un bref instant.

Dans ce roman, publié aux éditions Le Chant des voyelles, les chapitres sont brefs, s’enchaînent, mélangent la chronologie des souvenirs comme pour symboliser les minutes plus ou moins longues d’une attente insoutenable pour cette famille. Les précisions du lieu et/ou de l’heure au début de chaque chapitre créent une impression de correspondance rappelant l’échange de lettres entre un père et sa fille que les kilomètres et les barreaux séparent.

« Elle avait écrit :
Mes copines veulent savoir pourquoi t’es en prison. Tu veux que je leur dise quoi ?

Je suis lent, d’habitude je prends beaucoup de temps pour faire les choses, je les soupèse avant. Mais là, j’ai pris la première feuille de papier qui me tombait sous la main et j’ai marqué :

Elise chérie, dis-leur ce qui te fait le moins honte. Si c’est la vérité, eh bien, dis-leur la vérité. Si c’est un mensonge, ce n’est pas grave du tout, tu peux très bien leur dire un mensonge. »

Ce livre raconte une journée, la journée d’extraction de Fabien, la sortie de son père pour Elise. Deux blocs se détachent, un bloc en mouvement symbolisant la liberté et un bloc statique symbolisant l’emprisonnement et la perte de cette même liberté. D’un côté Fabien, seul, immobile, pour qui chaque minute vécue semble une éternité. De l’autre Élise et sa mère Heba dans le train Paris-Grenoble qui avancent vers la prison. Ces deux blocs se questionnent sur ces retrouvailles tout en se rapprochant l’un de l’autre.

L’amour, la colère, le pardon, les questions, toutes ces choses auxquelles Élise doit faire face. Pourra-t-elle lui pardonner son absence ? Le reconnaîtra-t-elle ? Aura-t-il les cheveux blancs ? Comment accueillir cet homme devenu étranger ?

L’isolement, la solitude, l’amour, l’inquiétude, le retour à la vie qui s’effectuera bientôt et qui submergent Fabien. Élise aura-t-elle toujours son odeur d’enfance ? Comment vivre avec le poids de la culpabilité ? Réussira-t-il à être libre à nouveau ? Comment supporter l’attente de cette journée d’extraction ?

L’attente est le point commun de ces deux blocs, l’attente dans ce train qui arrivera bientôt en gare, l’attente de l’ouverture prochaine de ces portes de prison, pour finalement laisser place aux retrouvailles. Le lecteur est balancé entre deux rythmes, l’avancée du train, de la vie qui défile, du quotidien hors de la prison qui fait face à l’immobilité, à la lenteur du temps qui s’écoule minute par minute et la lassitude du quotidien emprisonné.

Emma Balliau, Année spéciale, Bibliothèque et Médiathèque, 2018-2019

Sources :
Editions le Chant des Voyelles, page consultée 21/11/2019

Biographie de l’autrice

Nationalité : Française

animatrice d’ateliers d’écriture

publie en 2010 son premier ouvrage, un essai sur les ateliers d’écriture

Bibliographie :

Histoire d’écritures – voyage en ateliers d’écriture, La Causeuse des Livres, 2010
Son père, Le Castor astral, 2012
Marcher sur son ombre, Éditions Le Chant des Voyelles , 2018

Pour aller plus loin :
Lecture d’un extrait lors d’une rencontre à la la librairie Le Merle moqueur.