Littérature française

Alain DAMASIO, Les Furtifs

Alain DAMASIO, Les Furtifs

La Volte, 2019
ISBN 2370490742

 

Une ode à la résistance

Quinze ans après son roman-phénomène – La Horde du Contrevent – Alain Damasio revient avec une dystopie complexe qui vient confirmer le talent et l’ingéniosité de l’auteur. Inspiré du réel, son nouveau roman a de quoi perturber tant le monde futuriste qu’il décrit ressemble à une prédiction de ce qui nous attend dans les années à venir. Dans un monde où le capitalisme est poussé à son paroxysme, même les villes ont fini par être privatisées. Abandonnées par un Etat trop endetté, elles ont été rachetées par des multinationales comme LVMH qui contrôle Paris ou Orange qui régente la vie des habitants d’Orange. Dans cette société ultra connectée, les citoyens ont abandonné toute notion de vie privée ou de liberté individuelle. Surveillés en permanence grâce à des bagues électroniques, ils vivent dans un monde capable d’anticiper leurs moindres désirs et de les réaliser… A condition d’avoir choisi le forfait premium ou privilège bien sûr ! Les forfaits standards sont quant à eux limités dans tous les domaines : déplacements, éducation, travail, achat ou location.

Refusant cette société de contrôle ultra-libérale, certains se rebellent, à l’image de Lorca, un des personnages principaux du roman. Manifestations, occupation de lieux symboliques, création de zones autogouvernées appelées « ZAG », c’est un véritable manuel de résistance qu’Alain Damasio met à notre disposition. Entre ses mains, l’écriture est une arme. Une arme qu’il brandit contre le traçage numérique que nous subissons au quotidien, contre la société de consommation, contre le capitalisme.

« Ce qui m’écœure, c’est l’auto-aliénation consentie et recherchée, ce statut d’auto-serf satisfait et frustré tout à tout, par cycle court, dans le lave-linge de l’egotrip. […] Votre politique consiste à faire en sorte qu’en toute autonomie l’individu agisse sur lui-même de telle manière qu’il reproduise en lui-même le rapport de domination technolibéral. Et l’interprète comme liberté. Sa liberté. J’appelle ça le self-serf vice.» (p.168)

Roman engagé, Les Furtifs nous invite à rejoindre, nous aussi, la résistance.

Véritable allégorie de la résistance, les furtifs sont des créatures mystérieuses capables de se fondre dans leur environnement et d’échapper à toute surveillance et à tout contrôle. Invisibles ou presque, ils se cachent dans les angles morts de votre vision. Vous savez ces mouvements flous et furtifs que vous avez parfois l’impression de percevoir du coin de l’œil ? Ce sont eux. Peut-être que l’un d’eux est en train de vous observer en ce moment-même. Méfiez-vous ! A mi-chemin entre l’animal, le végétal et le minéral, ils représentent l’espoir d’échapper à cette société de l’hyper-traçabilité et nous incitent à prendre nos distances avec la technologie pour renouer avec le vivant. Si Lorca s’intéresse aux furtifs, c’est avant tout parce qu’il est convaincu qu’ils sont liés à la disparition de sa fille. Chasser les furtifs lui permettra-t-il de la retrouver ?

La puissance de l’amour

Les Furtifs , c’est avant tout la quête de Lorca et Sahar pour retrouver leur fille Tishka. Damasio se penche ici sur la question du deuil. A travers ses personnages, il se demande comment des parents peuvent gérer la perte d’un enfant. Comment faire son deuil dans le cas d’une disparition inexpliquée ? Thématique essentielle du roman, l’amour filial apporte, entre deux scènes épiques, une douceur bienvenue. Avec beaucoup de talent, l’auteur parvient à retranscrire la force des sentiments paternels et maternels. Cet amour inconditionnel, tout au long du roman, Alain Damasio le murmure, le chante, le crie. C’est bouleversant.

« – Papa!!
C’est fou la force de ce mot. C’est un coup de feu à bout portant avec une balle d’amour dans la bouche. Ça te dit que tu existes comme tu n’as jamais existé pour personne. […] Tu ne sais pas ne pas y répondre, […] son appel jette une passerelle vers toi que tu n’empruntes même pas : elle te traverse de part en part, elle te crée deux bras en plus, des jambes en mieux, un visage et une voix doubles. Un nous. Papa. C’est le premier mot qui sort un jour des lèvres de ton bébé et qui veut dire «lié». Deux. Fonduensemble. Plus jamais seuls. » (p.129)

 

Une expérience littéraire

A la fois visuelle et sonore, l’écriture d’Alain Damasio a de quoi vous donner le vertige. Ce style si particulier, qui s’est progressivement développé avec ses deux premiers romans, explose dans Les Furtifs. En chef d’orchestre, l’auteur fait chanter les mots. Ça résonne, ça grince, ça s’entrechoque, ça vit. Les sons et la musique sont au cœur du roman. Les furtifs eux-mêmes sont des êtres de son, capables de reproduire une infinité de bruits. Damasio joue avec les sons autant qu’avec le rythme. Il nous berce pendant un moment pour nous essouffler dans la seconde qui suit. Chaque personnage, reconnaissable par un signe graphique particulier, a sa propre partition, sa propre façon de s’exprimer. Cette polyphonie contribue au dynamisme du texte. Damasio pétrit la langue, la remodèle : mélanges entre plusieurs langues, néologismes… La langue se libère. Les mots prennent vie. La langue devient furtive. De la même manière que les personnages tentent de comprendre les furtifs, le lecteur tente d’apprivoiser le texte. Ludique, ce dernier nous pousse à nous adapter pour déchiffrer cet ovni littéraire qui nous donne parfois l’impression qu’un furtif se balade au sein même du livre, bouleversant tout sur son passage.

Si, par certains aspects anticipatoires, le roman d’Alain Damasio s’est fait devancer par la série « Black Mirror », il n’en demeure pas moins une œuvre unique et sans équivalence dans les littératures de l’imaginaire tant par son style décoiffant où le fond déborde sur la forme que par la richesse de l’univers décrit et sa dimension résolument actuelle.

Marine Berron, AS Edition-Librairie, 2019-2020

Sources :
Présentation de l’auteur sur le site de la maison d’édition La Volte  [consulté le 20/11/19]

Entretien de F. Busnel avec Alain Damasio, « La Grande Librairie » du 29/05:

Entretien de Nicolas Martin avec Alain Damasio, Mollat le 21/11 :


Biographie de l’auteur :

 

 

 

Nationalité : française

Né à Lyon en 1969

Considéré comme une référence en matière de littérature de l’imaginaire depuis La Horde du Contrevent pour lequel il a obtenu le Grand Prix de l’Imaginaire 2006, Alain Damasio a une prédilection pour les récits polyphoniques et pour le travail de la langue.

 

Bibliographie non exhaustive :
La Zone du Dehors, Cylibris, 1999. Prix européen Utopiales 2007.
La Horde du Contrevent, La Volte, 2004. Grand Prix de l’Imaginaire 2006 – Prix Imaginales des Lycéens 2006.
Au bal des actifs, La Volte, 2017. (Recueil de nouvelles)
Aucun souvenir assez solide, La Volte, 2012. (Recueil de nouvelles)

Pour aller plus loin :
« La science-fiction est un art du présent » par Alain Damasio, Le Point, en ligne