Littérature française

Claudie Hunzinger, Les Grands Cerfs

Claudie HUNZINGER, Les Grands Cerfs

 

Grasset, 2019
ISBN 9782246821373

Plongeon abrupt dans la forêt

L’été précédent, je m’en souvenais bien, le jour même où Le Monde titrait « La sixième extinction de masse est en cours » et annonçait la disparition des espèces, nous avons été visités par un grand Mars changeant, plus vu depuis des années, entré par la porte-fenêtre grande ouverte.  (p. 126)

Cette porte, c’est celle des Hautes-Huttes, où l’on rencontre Pamina dans sa ferme délabrée, à deux pas des forêts de Colmar. Elle nous emmène, qu’il neige ou qu’il vente, sous ses filets, entremêlés dans les branches des frênes, à la poursuite de sa nouvelle obsession : contempler des cerfs.

Et c’est Léo, photographe passionné, qui va l’initier à la pratique de l’affût et au langage des rois de la Forêt, tous deux bien cachés sous des fouillis de faux lierre et de branches de pins tordues.

Commence alors, pour Pamina, une exploration sans limites des cerfs, de leurs habitudes, et de leur territoire qui est aussi le sien. Plus rien ne l’intéresse, en dehors du grand Mars, d’Apollon, de Shitao, d’Arador et des autres.

Les observer demande pourtant une patience infinie à Pamina, ainsi qu’au lecteur, renouvelée presque chaque jour :
« 22 heures : 2 chevreuils. 22h03 : 2 cerfs, 1 biche. 22h08 : 2 chevreuils. Puis il y eut une longue traversée du massif, scandée par les milliers de fûts, brusquement éclairés puis éteints à notre passage. Et personne. La forêt était vide. » (p. 111)

Mais quel voyage ! A force de les contempler à travers le regard de Pamina, nous devenons, nous aussi, des habitants de la forêt, et nous touchons la magnificence de ce monde. Entre deux trams, ou après une dure journée de travail, il nous suffit d’ouvrir une page du Prix Décembre 2019 pour sentir l’humus de la forêt et entendre bruisser un bouvreuil tout près de soi. A nos risques et périls…

L’homme, « gouverneur » du monde du vivant

 Car approcher les « poils secs, haillons gelés. Corps en méditation, épars. Qui soudain se rassemblent d’un seul mouvement. Bondissent. Disparaissent. » (p.65), c’est aussi partir à la rencontre de l’Homme, dans ce qu’il a de plus indéchiffrable et de plus sombre : qui est vraiment Léo ? Est-il un « genre de sorcier Yaqui » ? Qu’attendent les agriculteurs de montagne et les chasseurs qui rôdent autour des Hautes Huttes ? Quel camp a choisi l’Office National des Forêts dans ce théâtre de la Nature, que Pamina, petite fille d’ancêtres gardes forestiers a toujours révéré ?

Nous découvrons avec elle un monde baigné d’orgueil, aveuglé par le profit, dont les actes déferlent jusque sur la dernière petite partie du territoire, que l’on croyait préservée.

« En dix ans. Ça s’est passé en dix ans. Sous nos yeux. Et j’en ai pris conscience seulement cet été là. En dix ans, quelque chose autour de nous, une invention, une variété des formes, une extravagance, une jubilation d’être qui s’accompagnait d’infinis coloris, de moirures, d’étincelles, de brumes, tout ça avait disparu pour laisser place à un monde simplifié, appauvri, uniformisé, accessible aux foules et aux masses où les goûts se répandaient comme des virus. Et ce n’était pas un phénomène cloisonné mais un saccage général. » (p.147)

 

La voix des dernières marches de la forêt.

 Avec ce dernier roman, Claudie Hunzinger, seule femme de la rentrée littéraire primée, pose une véritable bombe littéraire  à portée sociale.

Les Grands Cerfs, ce n’est pas qu’un diagnostic de l’état de nos forêts, ni qu’une révélation au grand jour des motivations de ceux qui la parcourent. Non, c’est plus que ça.

C’est vivre, c’est respirer, et devenir le souffle de la Forêt. C’est ne plus savoir si nous sommes celle (ou celui) qui lit, ou celle (ou celui) qui abrite en son sein, cerfs, oiseaux, lapins, loups et papillons. C’est observer à la fois de très haut et de très près le face à face entre les cerfs et les humains, dans le grand silence. C’est devenir la voix de la Forêt et parler avec les mots de Pamina, de révolte et de désespoir. Et c’est la grande force de ce roman.

Si Claudie Hunzinger a réussi cette prouesse, c’est sans doute parce que, la Forêt, elle la connaît bien. Elle parle de ce qui l’entoure. Celle qui fut influencée en premier lieu par le naturaliste Jean-Henri Fabre, Giono ou London, est aussi une artiste plasticienne célèbre pour ses œuvres mêlant littérature et nature. Elle a saisi sa plume au moment où l’on commence à réfléchir à la création de « Forêts reliques », dans lesquelles Arador, Mars ou Apollon pourraient gambader à l’envie. Oui, la Forêt pourrait arrêter de retenir son souffle.

En attendant, approchons, pénétrons, et asseyons-nous un instant avec Pamina dans ce coin d’accès sauvage et retiré. Et peut-être qu’un cerf s’approchera.

Billot Aliénor, Année spéciale Bibliothèques-Médiathèques, 2020-2021

 Sources :

Site de Claudie Hunzinger
Site de la revue Traversées
Projet Littérature et Nature de l’Université de Gand
Page Wikipedia de l’autrice

Biographie de l’autrice :

Nationalité : française
Née à Colmar, dans le Haut-Rhin
Claudie Hunzinger a aussi exposé de nombreuses œuvres en tant qu’artiste plasticienne, notamment Bibliothèques en cendres au Barbican Center à Londres en 1985, Sculptures de parfum au jardin des plantes de Paris en 1999, et une installation de quatre Pages d’herbes, monumentales, à Strasbourg en 2006.

 

Bibliographie :
Bambois, la vie verte, Stock 2, 1973 / J’ai Lu, 1975
De toutes les couleurs, Stock, 1976
Bambois, Stock nature, 1979
Les enfants de Grimm, Bernard Barrault, 1989
Elles vivaient d’espoir, Grasset, 2010
La Survivance, Grasset, 2012
La Langue des oiseaux, Grasset, 2014
L’Incandescente, Grasset, 2016
L’Affût, éditions du Tourneciel, 2018
Les Grands Cerfs, Grasset, 2019 

Pour aller plus loin :
Entretien  d’Olivia Gesbert avec Claudie Hunzinger, La part sauvage de Claudie Hunzinger, dans l’émission La Grande Table de France Culture (19 novembre 2019) :


Sur les cerfs :
Le cerf, biologie, comportement, gestion, de Roger Fichant, édition du Gerfaut, 2003
Le brame, images et rituels, de J-L Duvinier de Fortemps, édition Hatier, 1985

Sur la forêt :
L’esprit du cerf : la forêt au cœur de l’imaginaire occide, Antoine Peillon, édition Le bord de l’eau, 2011
Agir ensemble en forêt – Guide pratique juridique et humain, Pascal Laussel, Marjolaine Boitard, Gaëtan du Bus de Warnaffe, édition Charles Léopold Mayer, 2018

Sur l’extinction de masse :
Deep, de Betpeder et Pietrobon, édition Soleil, 2012 (Bandes dessinées en plusieurs volumes)
La sixième extinction, évolution et catastrophes, Richeard Leakey, édition Flammarion, 2011