Littérature française

Alain DAMASIO, Aucun souvenir assez solide

Alain DAMASIO,
Aucun souvenir assez solide

Gallimard, 2014
coll. Folio, Science-fiction
ISBN 2070452514 

Fragments de (Ré)voltes

Alain Damasio est un auteur qui écrit peu par exigence. Il n’hésite pas à s’isoler dans des lieux tels que le Vercors pour s’adonner à l’écriture et il met  plusieurs années pour écrire ses livres. Après le succès de La Horde du Contrevent qui a reçu le Grand Prix de l’Imaginaire en 2006, l’auteur dans Aucun souvenir assez solide, transporte le lecteur dans différents univers de science-fiction écrits avec une plume poétique déroutante. L’auteur et l’éditeur ont choisi de rééditer dix nouvelles qui ont été publiées entre 2001 et 2011.

 

Voyage au cœur de la philosophie

« En lisant les dix nouvelles d’Aucun souvenir assez solide, il nous a semblé qu’une telle expérience avait été, de dix manières différentes, rendue accessible. Comme si les dix récits très variés, étaient de secrètes invitations à réaliser, pour soi, l’expérience de ce plan d’immanence, où ressentir c’est penser, et vibrer comprendre » (p.359)

résume Systar dans la postface intitulée Portrait de Damasio en aérophone. Effectivement l’auteur ne se contente pas de nous livrer une histoire, mais il parvient subtilement à intégrer dans ses récits des concepts inspirés de philosophes comme Deleuze, Guattari, Nietzsche, Foucault… Les lecteurs non avertis ne pourront pas saisir immédiatement tous les concepts, mais sentiront que l’auteur veut leur faire essentiellement retrouver le goût de la réflexion et de l’expérimentation.

Combats en milieu hostile

Alain Damasio est très engagé politiquement, et cela ressort clairement à travers ses nouvelles, comme des motifs récurrents. « C’est souvent un environnement hostile avec un mec qui va l’affronter et ouvrir une brèche, une poche de résistance, une ligne de fuite, la liberté », répond l’auteur dans une interview accordée lors du festival des Rêves d’Ailleurs à Grenoble en 2012. L’auteur fait d’ailleurs souvent référence aux dérives de notre société capitaliste et met en scène ceux qui luttent contre ce système. Alain Damasio aime soutenir les gens engagés politiquement et les côtoyer en vrai afin d’établir des ponts entre ses récits et des environnements menacés. Par exemple il s’est rendu en 2014 à dans la Zone à Défendre de Notre-Dame-Des-Landes pour y lire des extraits de son livre « La zone du dehors ».

Dans Les Hauts® Parleurs®, on retrouve le thème du militantisme. Le héros principal, Spassky, affronte les multinationales qui ont réussi à privatiser le langage. Il n’hésite pas à user du mot « chat » pour en faire une parole libre sous forme de jeu de mots :

« Elle le chair-chat. Aile le doux-chat, Ile la cou-chat. Aile le tout-chat. Ils étaient comme drap et peau, pattes écoulées sur museau. Ils chat-huttèrent dans une prairie de couette, la hutte devint tanière, chaleur et chalet, datchat, chateau fourré et rond, rond, rond… » (p.41).

D’autres le rejoignent dans le combat, les Hauts Parleurs, sortes de crieurs publics bien déterminés à relever le défi de la poésie contre la « libéralisation des mots ».

« Les [les dix-sept tourelles de la ville de Phoenix, aux Etats-Unis] peuplent un petit millier d’anarchistes, d’érudits militants, d’insoumis, de parleurs et de branleurs, d’artistes authentiques ou autoproclamés, de paysans d’appartement, bref de résistants de l’Altermonde, comme nous avions fini par nous baptiser »  (Les Hauts® Parleurs®)

Ses héros ont chacun des combats particuliers, parfois sans issue, mais ils tentent de changer les choses.

Dans d’autres récits, Alain Damasio cherche à faire émerger des problématiques autour de l’usage des technologies. Annah à travers la harpe décrit un père cherche désespérément à sauver sa fille décédée. Il s’entretient avec le Trépasseur, un personnage mystérieux qui lui ouvre les portes d’un monde qui serait l’équivalent de la toile d’Internet :

« Annah apparaît, elle est entourée d’amis. Il lui en arrive sans cesse par vagues. Tous tirent un câble sur elle pour se plugger : dans ses orbites, sa bouche, une oreille, le nombril […] partout, partout. […] C’est ce qui m’est arrivé aussi sans que je me rende compte. Je suis devenu aveugle à mon environnement proche. Je vois tout par liens. » (p.74)

L’auteur présentera également d’autres personnages en prise avec avec l’Enfer technologique , à l’image de Farrago et Sofia dans So phare away qui vivent une histoire d’amour dans un monde saturé de communication, étouffés par l’infobésité.

Une écriture enrichie de poésies visuelles

En plus d’écrire des nouvelles sur des sujets profonds, Alain Damasio vient ciseler ses récits de poésies visuelles. Chaque nouvelle contient des typographies ou des caractères qui forment des images. Cela peut rappeler les Typoésies de Jérôme Peignot, qui consistent à s’approprier des signes de ponctuation, jouer sur la graisse des caractères pour en faire ressortir une sonorité, un symbole. L’auteur utilise d’ailleurs beaucoup la poésie visuelle dans So phare away. Les Pharistes sont isolés dans des phares et émettent des messages lumineux, « la nappe » qui recouvre une ville mouvante entourée d’une mer d’asphalte. 

Les personnages principaux, Farrago et Sofia, éprouvent, malgré eux, une certaine lassitude de vivre dans un monde individualiste :

« Je ne vais pas servir la soupe aux Actionnaires. C’est juste que parfois, je ne me sens plus chez moi dans la nappe. Je sens largué par cette génération qui monologue au laser».

Le sentiment des personnages est dû à la simultanéité des messages émis par eux-mêmes et les autres Pharistes. Alain Damasio suggère également cette lassitude provoquée par les monologues « au laser » grâce à l’utilisation de la poésie visuelle.
Par exemple, l’auteur compose une image dans laquelle il répète des annonces telles que : « la marée arrive ! », « marée d’asphalte », afin de représenter un espace saturé d’informations. Les mots superposés sont partiellement illisibles, ce qui crée un brouillard communicationnel. Ils composent ainsi la nappe, métaphore de l’émission perpétuelle des réseaux sociaux et d’Internet sur notre monde. « L’abondance de lux nuit » cite Sofia, à propos d’un de ses amis qui parlait de l’impossibilité de communiquer naturellement entre les êtres à cause de la nappe.

Si Alain Damasio se rapproche des récits de science-fiction comme 1984 de Georges Orwell, ou Le Meilleur des mondes de Aldous Huxley, celui-ci parvient à créer une écriture originale doublée d’une recherche esthétique qui mérite toute notre attention. Ses thèmes politiques questionnent notre monde actuel par des images fortes et des mondes futuristes qui semblent déjà à l’oeuvre. Son sens de la mise en scène poétique nous rappellera l’univers de son autre livre La Horde du Contrevent dans lequel la quête du dépassement de soi est le maître-mot.

C.C., AS Bibliothèques-Médiathèques, année 2017-2018

Sources :
Alain Damasio invité à Notre-Dame-des-Landes, article publié sur le site La Volte, le 3 novembre 2016.
Alain Damasio utilise la poésie visuelle, proche de la la typoésie de Jérôme Peignot. Voir l’article Typoésie  publié dans Communication et langages Année 1993 Volume 97 Numéro 1 pp. 53-70
« Alain Damasio nous parle de son recueil Aucun souvenir assez solide (éd. La Volte) » Grenoble, festival des Rêves d’Ailleurs, 2012), www.actusf.com

Biographie de l’auteur :

Nationalité : France
Né à : Lyon , le 1/08/1969
Alain Damasio, né Alain Raymond, est un écrivain français de science-fiction. Il choisit ce patronyme en l’honneur de sa grand-mère Andrée Damasio.

Bibliographie non exhaustive de l’auteur
La Horde du Contrevent,  La Volte, 2004.
La Zone du dehors, éditions Cylibris, 2001, La Volte, Collection Folio SF, 2009.
Aucun souvenir assez solide, La Volte, 2012.

Pour aller plus loin :
La Volte est une maison d’édition indépendante française fondée le 4 juin 2004. Elle a été encouragée par Alain Damasio afin de publier un de ses romans, La Horde du Contrevent.