Littérature française

Alain SOBEL, Fragments d’Exil, les carnets d’un émigré (1914-1946)

Alain SOBEL,
Fragments d’Exil, les carnets d’un émigré (1914-1946)

Édition Bord de l’eau, 2018.
Collection « Clair & Net »
ISBN : 978 2 35687 592 1

Le meilleur pour le pire…

En 1914, à Zsibo, Moricz Grosz a 8 ans. Dans une région magyarophone de Transylvanie, sa famille et lui vivent modestement du commerce dans ce petit village rural où tout le monde se connaît et où règne la paix. Sa famille est de confession juive, mais cela ne pose pas de problème ici. En effet dans ce petit coin de paradis les juifs, chrétiens et autres vivent en bonne entente. Malheureusement rien ne dure et surtout pas la paix.

«On a tué le prince héritier !» (p.15)

Cette nouvelle de la mort de François-Ferdinand d’Autriche, le dimanche 28 juin 1914, vient tout bouleverser. Moricz, sa mère Ilunka et ses frères et sœurs agé·e·s de 9 ans à quelques mois assistent au départ à la guerre d’Andor le père de famille, pour le compte de l’Empire austro-hongrois. Herman Berger, père d’Ilunka et propriétaire du Korszo – le café du village qui fait figure d’institution dans le village –, veille sur la petite famille en attendant le retour d’Andor. Moricz est très proche de son grand-père et apprend beaucoup de cet homme cultivé. C’est un petit travailleur à l’école. Il est l’aîné des garçons, l’avenir de la famille. On attend beaucoup de lui. Par chance son père rentre vivant de la guerre, mais cette dernière a laissé beaucoup de séquelles. La Transylvanie est maintenant en Roumanie, les Magyars rejetés, l’harmonie de Jibou a volé en éclats, les juifs servent de boucs-émissaires, et la famille Grosz est juive magyarophone et ne parlepas le roumain devenu langue obligatoire. Malgré tout grâce au soutien de la communauté et de la famille, Moricz parvient tant bien que mal à entamer des études de médecine.

Professeur de médecine et immunologue à la retraite, Alain Sobel a été un temps président du Conseil national du SIDA sous la nomination de François Mitterrand et a d’ailleurs collaboré à la série d’ouvrages en six volumes Éthique, sida et société publiée entre 1996 et 2006. Né à Dreux, cet homme de science est français, uniquement francophone et n’avait jamais mis les pieds en Hongrie. 5 ans de recherche et de travail de terrain en Roumanie, Hongrie, Italie, Ukraine et outre-Atlantique, c’est ce qui lui a permis d’écrire ce roman. Pourquoi une telle démarche ? Parce que ses parents sont originaires d’Europe de l’Est mais qu’il n’en a rien su durant des années et pour cause : le traumatisme laissé par la Seconde Guerre mondiale a gravé la nécessité de l’intégration dans leur esprit. Il décide donc d’écrire l’histoire de Moricz Grocz, devenu par la force des choses Maurice Gros.

Mor a de bons résultats scolaires, mais la nouvelle administration roumaine guidée par une politique de vengeance à l’égard des communautés magyarophones et l’antisémitisme montant de l’époque ne cesse de lui mettre des bâtons dans les roues : au lycée par la barrière de la langue, à l’université par la discrimination. Il parvient néanmoins – ironiquement grâce à la nationalité roumaine – à obtenir une bourse lui permettant de venir étudier la médecine à Paris. En 1925, lui si proche de sa famille doit la quitter pour aller à plus de 2 jours et demi de train. Il se retrouve dans un pays dont les coutumes, la langue et l’environnement lui sont étrangers.

Il s’installe dans une chambre de bonne dans le Quartier Latin – quartier de la culture, de l’esthétisme et du bon goût s’il en est – et étudie à l’École de médecine près de la Sorbonne.

Il se fait peu à peu à la vie parisienne. Il rencontre des amis, nommés entre autres Picasso, Roth, et bien d’autres… Il est réputé parmi ses pairs et, peu à peu, sa carrière avance. Tout aurait été parfait si la maladie ne frappait pas sa famille et si la discrimination ne sévissait pas. Les manifestations anti-« métèques », les regards de travers, les coups bas… Nous voilà en 1935, Hitler fait parler de lui depuis l’Allemagne et les hostilités envers les « youpins » ne cessent de prendre de l’ampleur.

« — […] Viens vite, on va rigoler, et il m’entraîne dehors.
Les voix ardentes et fortes viennent de l’École Pratique. Les slogans ne prêtent pas à discussion :

“Dehors, les métèques !” “La France aux Français !” “Médecins français, oui, oui, oui !” “Médecins étrangers, rentrez chez vous”, cri[s] au[x]quel[s] se mêlent parfois “Médecins juifs dehors”.
[…] À ce moment, Lévesque dresse le bras et scande avec la petite foule :
— Dehors, les métèques.
Je lui tape sur l’épaule et je crie dans le bruit de la rue :
— Mais, Lévesque, je suis métèque, moi aussi.
Et il répond aussitôt :
— Mais non, Gros, toi t’es mon ami ! (p.141)

À mesure de la progression du récit, on détecte l’implication de l’auteur par le jargon de la médecine et les connaissances médicales très pointues du personnage principal. Ce dernier exprime l’incompréhension devant cette haine que même les antisémites ne sauraient expliquer de manière rationnelle. On note aussi de sa part ce phénomène de déni ambiant quant à la montée du nazisme : ça ne peut pas être aussi terrible, ils n’oseraient pas, ça ne peut pas exister.

C’est presque de la naïveté de la part du protagoniste qui semble souvent très passif et perdu, plus encore à mesure que ses repères et sa famille partent en lambeaux. Malgré l’adversité et sa fragilité, il parvient à se construire une carrière, un ménage avec sa femme et son fils, et à protéger tant bien que mal ce qui reste de sa famille. Il passe entre les gouttes grâce à ses amis qui l’estiment et la solidarité de sa communauté et des résistants. C’est là le parcours d’un homme déraciné, dépossédé de sa langue et de son héritage culturel qui, malgré tout, tente d’avancer. Après la tempête, le calme finit par revenir.

Mais alors que les questions d’immigration divisent et que le parti d’extrême droite français est arrivé au second tour des présidentielles de 2017, il ne s’agit plus seulement d’un récit historique. Ce roman trouve écho dans le contexte actuel et donne à réfléchir sur la position délicate des réfugiés coupés de leurs origines.

Un très beau message de tolérance et de persévérance porté par ce récit à la première personne.

Nolwen Lefort, AS Édition-Librairie, 2018-2019

Sources :

Pour la biographie de l’auteur :

 

Nationalité : Française
Né à : Dreux (28)
Profession : Immunologue Il a publié, le volume 3 d’Éthique, sida et société en 1994.

 

Bibliographie :

Éthique, sida et société, série de 6 volumes, collectif, parue entre 1996 et 2006 dans la Documentation française.