Litterature russe

Nikolaï LESKOV, Le Gaucher

Nikolaï LESKOV,

Le Gaucher

ou le Dit du Gaucher bigle de Toula et de la puce d’acier

Traduit du russe par Paul Lesquesne
Titre original : Левша, Сказ о тульском косом Левше и о стальной блохе (Levsha, Skaz o tulskom kosom levshe i o stalnoy blokhe), 1881.
Ginkgo éditeur, 2019.
ISBN 978 2 84679 420 6
Première édition : L’Esprit des Péninsules, 1997.

Il était une fois, en Russie

« […] voici comment les choses se sont passées sous mes yeux en Angleterre, et il y a à côté une petite clef, j’ai même leur miroscope dans lequel on peut la voir, et avec icelle clef introduite dans son bedon, on peut remonter cette nymphosoire, et alors elle gambade dans n’importe quel espace et fait des pirotations dans tous les sens. » (p. 33)

Ainsi le Cosaque Pavlov s’adresse-t-il à son nouveau souverain l’empereur Nikolaï Pavlovitch et lui explique-t-il le fonctionnement de la puce mécanique autour de laquelle tourne cette histoire. Le précédent empereur de Russie Alexandre Pavlovitch l’avait reçue en cadeau lors d’une visite en Angleterre. Le présent était destiné à l’éblouir, au grand dam de Pavlov qui préférait dénigrer l’artisanat étranger au profit des œuvres russes. Mais la minuscule créature mécanique est bel et bien une véritable merveille technique : visible uniquement par le biais d’un microscope, elle est pourtant capable, une fois remontée avec la clé appropriée, de danser. Après la mort du souverain, son frère prend sa place sur le trône et redécouvre l’objet. Les Russes pourront-ils améliorer l’ouvrage anglais? C’est à un groupe d’artisans de Toula que sera confié ce défi. Le meilleur d’entre eux est gaucher et bigle et il deviendra, sous la contrainte, leur représentant.

L’histoire est brève, mais il n’en faut pas plus à Nikolaï Leskov, écrivain russe du XIXͤ siècle, pour nous entraîner de l’Angleterre jusqu’au fin fond de la Russie. Les personnages hauts en couleurs se succèdent et marquent les esprits et les événements s’enchaînent sans laisser le lecteur s’ennuyer une seule seconde.

Lors de la première publication du Gaucher, l’auteur l’a présenté comme un conte, populaire parmi les armuriers russes, et qu’il tenait de l’un d’eux. Michel Parfenov le raconte dans la préface de l’ouvrage. Artifice littéraire, mais que certains pensèrent être la vérité, tant la langue du texte était colorée, si bien que Leskov dut se battre pour revendiquer la paternité de son œuvre. Il tenait cette maîtrise parfaite de la langue de ses voyages dans la Russie la plus profonde et de la connaissance du monde rural qui en a résulté.

Une maîtrise de la langue exceptionnelle

« […] c’est que ce n’est pas votre golfe finnois ici, c’est la vraie mer Maudityrannée. » (p. 75)

La traduction de Paul Lequesne retranscrit sans mal la qualité du texte original, la maîtrise remarquable de sa langue qu’a l’auteur. On imagine sans mal l’histoire contée à l’oral. Chaque phrase est rythmée, parfaitement maîtrisée, les chapitres s’enchaînent et captivent le lecteur d’un bout à l’autre du récit. Et cela vaut tant pour les dialogues que pour la narration en elle-même. Parfois surgissent une construction hasardeuse, un mot improbable inventé par l’auteur et ingénieusement traduit, qui jamais ne viennent troubler la compréhension. Au contraire, chaque invention vient enrichir le texte, le rendre plus vivant encore, plus évocateur. L’ensemble est parfaitement crédible, le lecteur ne peut que se laisser entraîner dans cet univers lexical sans pareil.

Un regard malicieux

« Un sergent de ville emmena le gaucher pour le faire grimper dans un traîneau, mais il fut longtemps sans pouvoir en choper un seul, à cause que les cochers se sauvent en voyant la police. » (p. 82)

Et ce voyage, qu’il nous mène en Russie, de Saint-Pétersbourg à Toula, ou jusqu’en Angleterre, n’est pas seulement passionnant. Il est aussi très drôle, même si tous les personnages ne s’en sortent pas forcément très bien. Drôle une fois encore grâce à ce vocabulaire éclatant, mais aussi à travers les personnages, du caractériel Cosaque Pavlov au Gaucher lui-même, brillant dans son art, mais pas le dernier à relever des défis peu raisonnables.

Et drôle surtout par ce que Nikolaï Leskov nous peint à travers le parcours de cette minuscule « nymphosoire » d’acier : les rapports entre la Russie et l’Ouest. De la question du talent des artisans anglais ou russes aux considérations sur les dames anglaises, le texte est toujours incisif, avec beaucoup d’intelligence. Le conte est satirique plutôt que moralisateur, mais jamais cruel.

Tout invite donc finalement à la lecture de ce bref récit, garantie d’un moment agréable et de la découverte facile d’un auteur considéré comme majeur en son pays, mais trop peu connu en France. Une excellente introduction à la littérature russe pour ceux qui la connaîtraient mal et une lecture qu’on pourrait presque qualifier d’obligatoire pour les passionnés.

Carsin Anne-Aël, AS, Bibliothèques-Médiathèques, 2019-2020

Sources

  • Préface du texte par Michel Parfenov.
  • Ours magazine, site consacré à la culture russe, [Consulté le 26/10/2019]
  • Portrait de l’auteur par le peintre Valentin Serov, 1891.

Biographie de l’auteur

Nikolaï Leskov est né en 1831 et décédé en 1895. Voyageur pour des raisons professionnels, il a parcouru non seulement l’Europe mais aussi et surtout sa Russie natale, ce qui a lui permis d’acquérir une connaissance remarquable du monde rural. D’abord très critiqué, il est désormais reconnu en Russie comme un auteur majeur de son temps.

Le Gaucher a été adapté au théâtre sous le nom « La Puce » par Evgueni Zamiatine.

Bibliographie non exhaustive :
A couteaux tirés, trad. Gérard Conio et Julie Bouvard, Editions des Syrtes, 2017.
La Lady Macbeth du district de Mtsensk, trad. Catherine Géry, Classiques Garnier, 2017.
Le pèlerin enchanté, trad. Alice Orane, Ginkgo éditeur, 2019.