Littérature africaine, Littérature sénégalaise

Mohamed MBOUGAR SARR, De purs hommes

Mohamed MBOUGAR SARR, De purs hommes

Philippe Rey, 2018
ISBN 9782848766638

« La pénombre s’accroissait. L’heure était passée où l’on pouvait encore prétendre la donner. Nuit. » (p. 7)

Mohamed Mbougar Sarr ne cesse d’attirer l’attention depuis 2014. Après le prix Stéphane-Hessel pour sa nouvelle La Cale, il reçoit le prix Ahmadou-Kourouma et le Grand Prix du roman métis pour son premier roman, Terre ceinte, qui traite du djihad au Mali. En 2018, le jeune écrivain sénégalais poursuit une œuvre prometteuse, et le jury du festival Étonnants Voyageurs de Saint Malo consacre Silence du chœur, son deuxième roman, qui aborde la problématique sensible de l’arrivée de migrants africains dans un village de Sicile. Son troisième ouvrage, De purs hommes, nous plonge dans la société sénégalaise d’aujourd’hui.

Ndéné est professeur de lettres à la faculté de Dakar. Un soir, son amante, Rama, lui montre une vidéo qui s’échange de téléphone en téléphone depuis quelques temps. On y voit le cadavre d’un homme, déterré de sa tombe par une foule hostile. Pourtant, après le choc premier des images macabres, Ndéné réagit avec une certaine indifférence.

« – T’en penses quoi ? […]
– Je ne sais pas trop… Ça me choque, mais je ne sais pas ce que je dois en penser pour l’instant. Je suppose que c’était un góor-jigéen…
Elle se dégagea de mon étreinte, se retourna, me dévisagea, m’assassina du regard. Ses lèvres tremblèrent, puis finirent par laisser échapper des mots remplis de colère :
– Tu supposes que c’était un góor-jigéen ? Tu supposes ? Que veux-tu qu’il ait été d’autre ? Ce sont les seuls dans ce pays à qui on refuse une tombe. » (p. 17 )

 

Le góor-jigéen, en langue wolof, c’est l’homosexuel, celui dont la dépouille est interdite de repos au cimetière musulman. Entérinant une vision traditionnaliste des mœurs, Ndéné refuse de reconnaître l’effroi dans lequel cette vision l’a plongé. Les jours suivants, alors que l’ennui et l’immobilisme de son quotidien le maintiennent dans une profonde insatisfaction, surgit aux yeux du jeune universitaire ce qui lui avait été auparavant invisible. La vidéo agit comme un révélateur sur une société dakaroise traversée par la misère, festive et voluptueuse la nuit, engluée dans un conformisme étouffant le jour.

Le sujet est sur toutes les lèvres. Ndéné assiste au prêche de son père imam, et tandis que celui-ci condamne sans appel l’homosexualité, les images du mort exhumé, anonyme, hantent ses pensées. C’est lors de son cours de lettres que se cristallise la fracture : ses élèves lui reprochent d’enseigner Verlaine. Une défiance à l’égard du góor-jigéen, mais aussi du Blanc, de la « propagande européenne » (p. 76). Obligé de prendre position, l’intellectuel épris de poésie voit naître en lui un sentiment d’absurdité et un désir de renouveau contre l’obscurantisme. En sous-texte se lit l’amour de l’auteur lui-même pour une littérature française et africaine émancipatrice. Mais dans cette culture où « un homme n’est que ce qu’il fait », où la sexualité des hommes est contrôlée par les hommes, il faut se plier à la norme.

« Ce n’est pas Verlaine que vos étudiants jugent, au fond. C’est vous, votre avis sur l’homosexualité. […] Méfiez-vous, Ndéné. En la matière, les passions s’embrasent, et les sensibilités s’exacerbent rapidement. » (p. 79)

 

Sinistre augure ; il est trop tard pourtant. La boîte de Pandore est ouverte. En quête de réponses, le narrateur revient à sa source de désir et de clairvoyance : Rama. Insaisissable muse, mystère faite femme, pôle magnétique, elle inspire au romancier ses plus belles lignes.

« De son visage, entre tous les détails qui eussent chacun épuisé mille blasons sans pourtant que leur splendeur fût rendue, ce visage qu’on pouvait se permettre de regarder longtemps sans craindre de l’épuiser, de son visage, donc, je préférais la bouche, la grande bouche généreuse, aux lèvres à jamais inassouvies, desquelles il suffisait que je détache les miennes pour qu’aussitôt un violent sentiment de manque me prît, comme si elles m’avaient transmis leur soif d’être embrassées ou d’embrasser toujours. » (p. 61)

Portrait d’une femme libre, hédoniste, à mille lieux des clichés de la femme africaine, Rama renvoie le narrateur à ses compromissions. En bousculant les règles, en soutenant le regard social, Ndéné interroge sa place d’homme. Il s’engage dans un chemin de lucidité et de dignité, qui s’apparente autant à une descente aux enfers qu’à une formidable révélation de ce qu’est véritablement la liberté.

Alors qu’on peut penser que tout a été dit sur l’homosexualité, le tabou, le désir, Mohamed Mbougar Sarr transcende son sujet. En 2006, dans King Kong Théorie, Virginie Despentes lançait un appel : « De quelle autonomie les hommes ont-ils si peur qu’ils continuent de se taire, de ne rien inventer ? De ne produire aucun discours neuf, critique, inventif sur leur propre condition ? » Une réponse pourrait venir de cette littérature évocatrice, incarnée, portée par une profondeur intellectuelle qui ne cède rien à l’émotion. De purs hommes est un grand livre sur la masculinité.

Elise Dupeyrat, AS Edition-Librairie, 2018-2019

Sources :
Site éditeur : Présence africaine (consulté le 20/11/2018)
Biographie :
Nationalité : Sénégalaise
Né à Dakar en 1990
Fils de médecin, il fait de brillantes études au Prytanée militaire de Saint-Louis, qu’il poursuit par des classes préparatoires littéraires avant d’intégrer l’EHESS. Il tient un blog : chosesrevues.over-blog.com.
Bibliographie :
Terre ceinte, Présence africaine, 2018
Silence du chœur, Présence africaine, 2017
Pour aller plus loin :
interview de l’auteur dans Le Monde Afrique