Littérature française

Joachim SCHNERF, Cette nuit

Joachim SCHNERF, Cette nuit

Éditions Zulma, 2018.
ISBN 978-2-84304-811-1

Joachim Schnerf est né en 1987 à Strasbourg. Principalement éditeur de littérature étrangère aux éditions Grasset, il est aussi écrivain. Il a publié à ce jour deux romans : Mon sang à l’étude, paru aux éditions de l’Olivier en 2014, roman centré sur un personnage, Samuel, dans l’attente des résultats de ses tests de séropositivité, et Cette nuit dont il sera question ici.

Dans Cette nuit, roman récompensé par le Prix Orange du Livre 2018, le Prix Cercle Chapel 2018 et le Prix Littéraire Jérôme Cahen, Joachim Schnerf dépeint le chagrin, les souvenirs et les préoccupations du narrateur Salomon, veuf depuis peu, qui doit pour la première fois vivre sans son épouse bien aimée la nuit de Pessah, la Pâque juive. Allongé dans son lit, il se remémore les différents repas de famille de Pessah, marqués par les éclats et les écarts de tous ces personnages hauts en couleur : sa défunte femme Sarah, leurs filles, Denise et Michelle, leurs deux gendres, Patrick et Pinhas et leurs petits-enfants Tania et Samuel. Et il attend, non sans appréhension, « cette nuit » : la première nuit de Pessah sans Sarah. Mais le titre désigne-t-il seulement cette nuit à venir ? Ne fait-il pas aussi référence à « la nuit » de La Shoah ? Ou encore la nuit de la mort de Salomon lui-même, qui lui semble si proche ?

La vie d’une famille juive au XXIe siècle

Dans un premier temps, il est intéressant d’étudier le thème qui apparait constamment en arrière-plan des pensées de Salomon : la vie d’une famille juive au XXIe siècle. En effet, la majeure partie des brefs chapitres qui constituent le roman gravitent autour du judaïsme, de ses fêtes traditionnelles, de l’histoire du peuple juif, notamment pendant la Seconde Guerre Mondiale, et de bien d’autres éléments étroitement liés à cette culture et à cette religion. Mais là où l’identité juive apparait le plus et nourrit le récit, c’est au niveau des échanges entre les différents membres de la famille de Salomon. En effet, bon nombre de discussions, conflits et altercations sont directement liés à tout ce qui touche de près ou de loin au judaïsme : la manière dont Salomon évoque la Shoah, l’observance du rituel, le rôle et l’importance de « D’ieu », les divergences de points de vue concernant Israël, l’opposition entre Pinhas, juif séfarade et le reste de la famille, ashkénaze…
L’humour « concentrationnaire » du narrateur, en particulier, est un élément récurrent et caractéristique du roman. Salomon, rescapé de la Shoah, y fait référence à de multiples reprises, presque toujours de façon cynique et ironique : « « – Cuisiniste ? Quel métier original, se crut obligée d’ajouter [sa future belle-mère]. Vous … bricolez, donc ? – Oui oui, un vrai touche-à-tout. Par contre n’allez pas me demander de jeter un œil à votre four. Toujours cette petite appréhension malgré mon expertise dans le domaine … » C’était sorti tout seul, ma première blague concentrationnaire. » (p..23). Peu apprécié par l’entourage, cet humour noir omniprésent, sur un sujet aussi délicat que la Shoah, donne cependant au récit un ton « décalé » et très original.
Pour le reste, les références au judaïsme sont fréquentes. Salomon livre ses souvenirs des repas célébrant la Pâque juive, la Pessah, l’une des trois fêtes de pèlerinage prescrites par la Bible hébraïque, au cours de laquelle on célèbre l’Exode hors d’Égypte. Nombreuses allusions sont faites au rituel du Seder, propre à la fête de Pessah, à la Shiva également, deuil rituel de sept jours que Salomon se doit de respecter.
Autre spécificité du roman : la judéité n’y est pas seulement un arrière-plan, elle définit également la personnalité des protagonistes en eux-mêmes. Patrick, mari de Michelle, est présenté comme un homme réservé et hypocondriaque, dont Salomon se moque affectueusement parce qu’il souffre de coliques irrépressibles dès lors qu’il est soumis à une source de stress quelconque : « Un cliché d’Ashkénaze. Le type de juif qui ne veut de problème avec personne, qui préfèrerait se faire tatouer une croix gammée sur le front plutôt que de demander à un gamin de baisser le volume de sa radio. » P.47. Par opposition, Pinhas, époux de Denise, a le profil type du Séfarade extraverti. En effet, autant lorsqu’il a séduit Denise que quand il raconte des histoires aux enfants, sa faconde est évidente,

Ainsi, comme les romans d’Albert Cohen (que Joachim Schnerf admire), Cette nuit se déroule dans une atmosphère singulière et prenante, constamment teintée de la culture et de l’esprit juifs.

La mélancolie d’un veuf

Mais Cette nuit est aussi et surtout un roman d’amour, un récit à la gloire de la bien-aimée Sarah, toujours présente dans le cœur et l’esprit de Salomon veuf depuis quelques semaines. La narration, qui oscille entre le plus-que-parfait et le futur, fait alterner les souvenirs (anciens et récents) de Salomon avec l’anticipation d’un avenir très proche : le repas de Pessah de « cette nuit », le premier qu’il va devoir gérer sans son épouse, et pendant lequel il va devoir affronter tous les conflits familiaux habituels.
Au fil des souvenirs, des confidences du narrateur, c’est l’histoire d’une idylle de plus de 50 ans qui se dévoile peu à peu au lecteur. Face au chagrin, l’humour légendaire de Salomon ne lui est d’ailleurs d’aucun secours, « Le Zyklon B ne [le] fait plus rire » (p. 19). Au fil des pages se dessine le portrait de Sarah qui, bien que disparue, apparait non seulement derrière les objets qu’il a conservés d’elle (photos, listes de courses) mais aussi et surtout est omniprésente, d’une présence physique presque surnaturelle, quand les souvenirs du mari toujours amoureux se focalisent sur ses mains (p. 51), ses yeux bleus (p. 52), son dos à masser (p. 89), sur son nez glacé (p. 93)… Sarah, aux yeux de Salomon, n’a pas réellement disparu. Elle est toujours là. Leur histoire d’amour se poursuit bien au-delà de la mort, jusqu’à la dernière scène, des ébats fantasmés qui font référence à l’épigraphe :

« Et nous serons alors ensemble. Amoureux aux cuisses mêlées, tous deux enfin rattachés. Et nos ailes repousseront, ainsi que tout le reste. Et nous nous élèverons un peu. Nous volerons un peu. » (p.146).

Joachim Schnerf, à travers un deuxième roman singulièrement drôle, rempli d’autodérision, nous amuse et nous émeut. Mais nous admirons aussi la prouesse de ce jeune écrivain qui, à 30 ans, endosse le rôle d’un vieillard d’une manière juste, précise et convaincante.

Younès Grimaud, 2A, Edition-Librairie, 2018-2019.

Sources :
http://www.editionsdelolivier.fr/catalogue/9782823603811-mon-sang-a-l-etude
http://www.zulma.fr/livre-cette-nuit-572156.html

Biographie :

Nationalité : France

Né en 1987 à Strasbourg

Engagé chez Grasset en tant qu’éditeur de littérature étrangère

Reçoit le prix Orange du Livre 2018 pour Cette nuit

Bibliographie complète de l’auteur
Mon sang à l’étude, éditions de L’Olivier, 2014.
Cette nuit, Zulma, 2018.