Littérature française

Laurent GAUDÉ, Danser les ombres

Laurent GAUDÉ,

Danser les ombres

Actes Sud, 2015
ISBN 978-2-330-06559-1

 

 « Là où la terre a faim » (p.129)

Lorsque Lucine arrive à Port-au-Prince c’est pour y porter la nouvelle d’un décès, celui de Nine, « la sœur mangée par les ombres ». (p.17) Lucine sait que sa venue à Port-au-Prince n’est que temporaire, qu’elle doit retourner chez elle à Jacmel pour s’occuper de son neveu et de sa nièce, désormais orphelins. Mais quand elle se retrouve dans la capitale, elle se revoit cinq ans plus tôt, alors étudiante, avant qu’elle ne soit obligée de partir pour s’occuper de sa sœur. C’est pourquoi, lorsqu’elle arrive à Port-au-Prince, « elle [sent] qu’elle [retrouve] non seulement sa ville, puante, grouillante, frénétique, mais aussi sa propre existence ». (p.23) Dans cette ville où elle avait imaginé son avenir elle va ainsi rencontrer des personnes oubliées, nouvelles, avec qui elle se liera d’amitié et tentera de reprendre sa vie là où elle l’avait laissée.,

Alors que Lucine semble retrouver ses repères, un événement vient faire basculer tout ce qui l’entoure, la terre tremble et Lucine sait que « ce qui s’ouvre maintenant, c’est la peur d’après le malheur et la vie d’avant, elle, semble n’avoir jamais existé… » (p.134) Le tremblement de terre qui secoue Haïti fait basculer la ville dans ce qui désormais sera une longue période de peur et d’attente.

A travers ce témoignage de la catastrophe naturelle qui a ébranlé la capitale d’Haïti en 2010, Laurent Gaudé mêle plusieurs voix qui vont connaître le séisme les arrachant à leur existence. Il va alors raconter la danse macabre qui suit la catastrophe au sein de laquelle, le temps d’une soirée, les morts vont se mêler aux vivants. Ce cortège est ainsi « le souffle conjoint de ces dizaines d’hommes et de femmes, d’ombres, de vivants et de morts mêlés dans la nuit, qui se touchent pour retarder le temps de l’oubli. » (p.234) Car c’est un véritable hommage aux habitants d’Haïti que rend Laurent Gaudé. Une fois de plus le lauréat du prix Goncourt de 2004 fait entendre son chant teinté de lyrisme, véritable hymne à l’humanité où l’entraide des hommes et des femmes de Port-au-Prince est le seul frein à l’oubli des morts et à leur propre peur.

Le récit, s’il fait entendre diverses voix, mime aussi celle de la terre, qui « n’est plus terre mais bouche qui mange […] [qui] n’est plus sol mais gueule qui s’ouvre. » (p.129) Ce soulèvement de ce qui était avant un repère solide entraîne le bouleversement des vies qui s’y trouvent.

« Durant trente-cinq secondes qui sont trente-cinq années…
…à danser, la terre…
…A trembler. » (.128)

Gaudé s’attache à retranscrire la surprise d’abord, puis la stupeur suivie de l’effroi, celui des habitants qui comprennent enfin que « la terre tremble d’un long silence retenu, d’un cri jamais poussé ». (p.129) D’un fait cruellement réel, Laurent Gaudé fait un manifeste de la solidarité de ceux qui l’ont éprouvé. On retrouve ici la richesse des pièces de théâtre de Gaudé et celle de ses romans dans cette création hybride, mélange des genres, témoin de l’impuissance des Hommes face aux catastrophes de la Nature.

« Hommes, trente-cinq secondes, c’est un temps infini et vos yeux s’ouvrent autant que les crevasses qui lézardent les routes et les murs des maisons. En ce jour, à cet instant, tous les oiseaux de Port-au-Prince s’envolent en même temps, heureux d’avoir des ailes, sentant que rien ne tiendra plus sous leurs pattes, et que, pour les minutes à venir, l’air est plus solide que le sol. » Une voix pourtant se détache de celles des protagonistes, les mettant en garde, qui semble à peine humaine. Cet appel au mystique donne une autre dimension à l’œuvre qui n’est plus tout à fait ancrée dans la réalité mais sublimée par la présence d’une puissance qui donnerait voix à l’indicible. Cette voix est confondue avec les esprits vaudous qui sont invoqués par les habitants en réponse à leurs pertes et à leur colère, « ils parlent de Gédé Nibo et Gédé Fouillé qui siffleront de colère en voyant qu’on les dépouille de leur travail ». (p.178)

Laurent Gaudé témoigne par cette œuvre des forces et beautés de l’humanité : une fois de plus la terre tremble et une fois de plus ses habitants se relèvent. C’est un roman sur une catastrophe qui vient frapper le cœur d’une ville et celui des hommes et des femmes qui y vivent. Mais c’est aussi un roman qui célèbre la vie, le bonheur, retrouvé, perdu et le chant qui toujours repousse la peur, « où les cris de joie sont plus forts que les pleurs, et où les hommes, face à la colère des sols, peuvent se dire à eux-mêmes que malgré leur petitesse, malgré leur fragilité, ils ont gagné. » (p.156)

Camille Cibot, AS, Edition-Librairie, 2018-2019

Sources :
Pour la biographie de l’auteur :  [consulté le 28/10/2018]

Biographie de l’auteur :

Nationalité : France
Né en 1972
Il publie sa première pièce Onysos le furieux en 1997. Son premier roman, Cris, est publié en 2001. Il obtient le prix Goncourt des lycéens avec La Mort du roi Tsongor en 2002 et le prix Goncourt en 2004 avec Le Soleil des Scorta. Il est aussi l’auteur de nouvelles et de poésie.

Bibliographie :

La Mort du roi Tsongor, Actes Sud, 2002. Prix Goncourt des lycées.
Le Tigre bleu de l’Euphrate, Actes Sud, 2002.
Le Soleil des Scorta, Actes Sud, 2004. Prix Goncourt.
Ouragan, Actes Sud, 2010.
Pour seul cortège, Actes Sud, 2012.