Littérature française

Sophie DIVRY, Trois fois la fin du monde

Sophie DIVRY, Trois fois la fin du monde

Éditions Noir sur blanc, 2018
Collection Notabilia
ISBN : 978-2-88250-528-6

À l’occasion de la rentrée littéraire 2018, Sophie Divry nous livre son dernier roman Trois fois la fin du monde. L’auteure est déjà connue pour son premier roman La cote 400 (Les Allusifs, 2010 ; 10/18, 2013), traduit en cinq langues. Elle est également chroniqueuse dans l’émission « Papous dans la tête » sur France Culture.

Trois fois la fin du monde est composé en trois parties, chacune étant nommée de manière significative. Ces différentes parties marquent la transformation de Joseph Kamal, dont nous suivons le parcours et l’évolution puisque l’auteure a décidé de se concentrer exclusivement sur lui, ce qui crée un lien très fort entre les lecteurs et lui.

Un roman aux thèmes récurrents mais cruciaux

Le roman, très contemporain et d’actualité, aborde des thèmes cruciaux. Il se dégage du récit des émotions fortes, qui rendent ce roman poignant et saisissant. Tout d’abord, le lecteur entre dans le roman par le biais d’un contexte violent puisque le frère du personnage principal est tué par des policiers lors d’un braquage et que ce dernier est incarcéré pour complicité. D’autre part, l’auteure met l’accent sur les différentes émotions ressenties par Joseph avec l’humiliation lors de la fouille corporelle, le sentiment de fatigue, la sensation de dégoût avec l’environnement sale, la faim, la peur, le chagrin, l’abandon. À l’instar de Joseph, le lecteur est dérouté, découvre ce nouveau milieu, sombre. Mais cela ne s’arrête pas au milieu carcéral. Tout au long du roman, Sophie Divry dresse un profil psychologique juste et troublant. Elle intègre la notion de la peur de la société lorsque Joseph, en tant qu’ancien prisonnier s’étant échappé grâce à la Catastrophe, doit se cacher et vivre dans la solitude. Cependant, en avançant dans le récit, nous pouvons observer l’espoir, la joie et le bonheur d’un nouveau foyer, peuplé d’un mouton et d’une chatte avec lesquels il a rebâti sa vie.

D’ailleurs, après l’explosion nucléaire, grâce à laquelle il a pu s’enfuir, nous pouvons apprécier des descriptions de la nature dans laquelle le personnage s’est réfugié. Cette catastrophe amène à une réflexion car l’homme n’est pas le seul à souffrir : la nature souhaite reprendre ses droits. Il est comparé à un animal évoluant dans cette nature, avec un champ lexical lié à celui-ci : « fureté », « instinctif », « terrier » (p.89). Mais cette catastrophe est aussi l’occasion de nouer une amitié avec les animaux, vivant dans un environnement qui, lui aussi, doit se reconstruire après la destruction opérée par l’Homme.

D’autre part, Sophie Divry, par le biais des réflexions du personnage principal, nous mène à une réflexion sur notre société, notre mode de vie, dans le but d’une prise de conscience qui semble nécessaire. Cela débute avec Joseph ayant une volonté d’être en marge de la société, raison pour laquelle il a accepté d’aider son frère : « J’en avais marre d’être rangé, d’avoir gagné ma petite place au soleil en me soumettant à cette société qui nous dompte. » (p.40) Il émerge également une remise en question de notre système avec la notion de propriété privée qui paraît complètement insensée lorsque tout est détruit et que l’humanité est en danger ou encore une réflexion sur le calendrier : pourquoi subir des jours qui nous rendent tristes et ne pas aller directement au lendemain ? Ces réflexions aboutissent ici à un retour à la culture du potager pour se nourrir, à oublier les supermarchés, qui, de toute façon, sont vides à présent, puisque la population a fui et qu’il est le seul à vivre encore dans la zone irradiée. Il y a un contraste de génération : la nôtre est condamnée à cela si nous continuons ce mode de vie avec une consommation intensive et industrielle.

Par ailleurs, le roman met en scène une confrontation entre les pronoms personnels « je » et « il » ainsi que « nous » et « vous ». Tout d’abord, il y a une alternance subtile entre le « je » et le « il » qui marque les pensées de Joseph et le récit du narrateur, où nous décelons la voix de l’auteure : « Au début, Joseph vit comme un rat. […] Il a peur qu’on le surprenne. » (p. 88) Dans l’emploi de la première personne du singulier, nous retrouvons les pensées de Joseph, qui font écho aux nôtres par la façon de raisonner, de nous motiver intérieurement : « Faut plus hésiter, faut le faire. Mets-toi en tenue de travail. » (p. 150) Mais ce qui est d’autant plus surprenant, c’est que l’auteure instaure un lien avec les Autres, qui ont fui cette zone lors de la catastrophe, par le biais des réflexions du personnage sur ce qu’ils sont devenus. Enfin, l’auteure souhaite aussi inclure le lecteur, toujours avec la volonté d’une prise de conscience efficace, nous mettant à la place de ceux qui ont fui et en l’observant, lui, dans sa manière de survivre : « Alors, avide, curieux, il a cherché sur vos étagères les livres qui donnent les mots. » (p. 117) Cette inclusion subtile provoque une culpabilité chez le lecteur qui prend conscience que nous ne pouvons plus continuer ainsi. Et en cela, nous pouvons dire que jusqu’au bout, l’auteure aura atteint son but.

Pour finir, la question de l’identité s’incarne comme un fil conducteur avec tout d’abord son nom, Joseph Kamal, qui interroge en prison : « Y veut rien dire, ton nom. T’es rebeu ou t’es céfran ? » (p. 52) C’est aussi l’histoire d’un homme qui perd son identité puisqu’après la Catastrophe, personne ne se préoccupe de son sort. De plus, tout au long du roman, nous connaissons ses pensées et suivons son évolution : nous comprenons qu’il ne sera plus jamais le même homme. Enfin, il relate que dans la solitude, le plus dangereux est la mélancolie et les souvenirs passés car ce sont eux qui nous enferment et nous empêchent d’avancer : « Il a beau vouloir interrompre ces images, elles reviennent le flatter. » (p.173)

Une écriture déroutante

Le travail de Sophie Divry s’apprécie également par son écriture. En effet, elle mêle un vocabulaire courant, parfois familier en ce qui concerne Joseph Kamal mais révèle une écriture davantage travaillée lorsque le narrateur, en l’occurrence elle, prend la parole. Il y a d’autre part un jeu de rythme avec des phrases courtes, saccadées pour retranscrire les pensées de Joseph et des phrases plus lentes lorsqu’il s’agit de descriptions de la nature par exemple, pouvant être perçues comme un appel à profiter. Enfin, elle mélange les styles puisque pour décrire la catastrophe nucléaire, elle nous la présente sous la forme d’un poème époustouflant et percutant.

Ainsi, nous pouvons constater que Trois fois la fin du monde fait écho de manière contemporaine au récit de Robinson Crusoé. C’est un ouvrage qui amène à une intense réflexion sur nous-mêmes, sur la solitude, sur le mode de vie que nous avons choisi, sur le rapport dévastateur de l’industrie contre la nature. C’est un livre par rapport auquel le lecteur n’est pas passif : il est pris à partie dans le but d’un appel au secours pour ne pas aller dans le néant décrit ici. C’est un appel à préserver notre planète, à un respect de chacun dans l’écosystème et une invitation à réapprendre à vivre.

Amandine Pierrard, 2A, Édition/Librairie, 2018-2019

Sources
Divry (Sophie), Trois fois la fin du monde, Paris, Les Éditions Noir sur blanc, 2018
https://www.lemonde.fr/livres/article/2018/09/20/radieuse-dystopie-de-sophie-divry.html
https://www.livreshebdo.fr/article/le-prix-de-la-page-111-pour-sophie-divry
https://www.mollat.com/videos/sophie-divry-trois-fois-la-fin-du-monde

Biographie de l’auteure

Nationalité : France

Née en 1979 à Montpellier

Chroniqueuse dans l’émission « Des papous dans la tête » sur France Culture.

Bibliographie non exhaustive de l’auteure
La cote 400, Montréal, Les Allusifs, 2010
La condition pavillonnaire, Paris, Les Éditions Noir sur blanc, 2014, Prix Wepler 2014 (Mention Spéciale)
Quand le diable sortit de la salle de bains, Paris, Les Éditions Noir sur blanc, 2015, Prix Trop Virilo 2015

Pour aller plus loin…
Abe (Kôbô), L’arche en toc, Paris, Gallimard, 1987
Haushofer (Marlen), Le mur invisible, Arles, Actes Sud, 1963
Moresco (Antonio), La petite lumière, Lagrasse, Verdier, 2014
Tournier (Michel), Vendredi ou la vie sauvage, Paris, Gallimard, 1971.