Littérature française

Leïla SLIMANI, Chanson douce

Leïla SLIMANI, Chanson douce

Gallimard, 2016
Collection Folio, 2018.
ISBN : 978-2-07-276492-9

 

Berceuse de lame

Récompensé par le Prix Goncourt 2016, le roman Chanson douce de Leïla Slimani nous entraîne avec brio dans un thriller psychologique glaçant adapté d’un fait divers sur un double infanticide dans les beaux quartiers de New York en 2012.

Alors que le titre nous promet une histoire tendre et réconfortante, le roman s’ouvre sur une scène macabre et sur l’acte le plus terrible dont l’humanité soit capable : l’infanticide. « Le bébé est mort. » Par cette phrase choc, l’auteure nous met face au résultat d’un crime inimaginable et face au cri déchirant d’une mère anéantie. Le lecteur va alors remonter le fil de l’histoire pour chercher à comprendre comment a pu se produire un tel drame à partir d’un fait anodin : l’arrivée d’une nounou dans une famille.

Malgré les réticences de son mari Paul, Myriam décide de reprendre son travail au sein d’un cabinet d’avocats. Le jeune couple de Parisiens décide d’engager une nounou afin de s’occuper de leurs deux enfants, Mila et Adam. Après des recherches et des entretiens scrupuleux, le couple trouve enfin la perle rare : Louise, femme cinquantenaire, délicate et minutieuse. D’une aisance exceptionnelle avec les enfants, Louise investit le quotidien de la famille par son implication dans le bien-être des enfants et dans le soin apporté au maintien du foyer. Elle invente des jeux et des histoires féériques, prépare les dîners, recoud les vêtements, transformant l’appartement en parfait intérieur bourgeois. Le couple est enchanté : « « Ma nounou est une fée. » […] Il faut qu’elle ait des pouvoirs magiques pour avoir transformé cet appartement étouffant, exigu, en un lieu paisible et clair. Louise a poussé les murs. Elle a rendu les placards plus profonds, les tiroirs plus larges. Elle a fait entrer la lumière. » (p.37)

Se met alors en place le piège de la dépendance mutuelle. Myriam et Paul, trop occupés à satisfaire leur désir de réussite professionnelle et à se décharger sur Louise, lui accordent plus de place et d’importance dans leur vie et leur famille jusqu’à l’emmener en vacances avec eux. Progressivement, les rapports de force s’inversent : « Plus les semaines passent et plus Louise excelle à devenir à la fois invisible et indispensable. Myriam ne l’appelle plus pour prévenir de ses retards et Mila ne demande plus quand rentrera maman. Louise est là, tenant à bout de bras cet édifice fragile. Myriam accepte de se faire materner. Chaque jour elle abandonne plus de tâches à une Louise reconnaissante. » (p.65). Louise se construit un nid, une image de classe sociale à laquelle elle voudrait appartenir, elle qui connaît des difficultés financières et cherche à prendre sa revanche sur une société qui ne lui a rien épargné : à 50 ans, elle vit seule, veuve et abandonnée par sa fille, dans un studio vétuste. Contrainte de sacrifier sa vie et ses rêves, elle travaille pour permettre à d’autres de travailler. Sa détresse et sa solitude dissimulées derrière le masque de la nourrice parfaite n’éveillent pas l’attention des jeunes parents qui n’imaginent pas encore que le rejet pourra la faire basculer dans l’irréparable.

Des dissonances, sautes d’humeurs, disparitions inexpliquées et obsessions de Louise viennent alors assombrir le quotidien. Peu à l’aise avec la relation hiérarchique employeur-employé, le couple tente de ramener Louise à sa condition en la rappelant plusieurs fois à l’ordre mais craint de l’avoir humiliée et ne parvient pas à se débarrasser d’elle. Ils se laissent alors tomber à nouveau sous cette emprise et dans cette relation ambigüe et malsaine où chacun lutte pour conserver sa place et contenter ses désirs égoïstes. La fracture est pourtant d’ores et déjà consommée et l’affirmation de l’inégalité sociale plus forte. Louise se fait de plus en plus exclure par la famille et ne le supporte pas. Isolée et prête à tout pour garder sa place, Louise a des désirs d’enfant. La seule solution pour rester indispensable est que Myriam tombe enceinte : « Ce bébé, qu’elle aimera follement, est la solution à tous ses problèmes. […] Il protègera la place de Louise en son royaume. [… Si Mila et Adam] n’étaient pas sans cesse dans leurs pattes, à geindre, Paul et Myriam pourraient aller de l’avant et faire à Louise un enfant. Ce bébé, elle le désire avec une violence de fanatique, un aveuglement de possédée. Elle le veut comme elle a rarement voulu, au point d’avoir mal, au point d’être capable d’étouffer, de brûler, d’anéantir tout ce qui se tient entre elle et la satisfaction de son désir. » (p.219). L’aliénation de Louise ne fait plus de doute et son basculement dans la monstruosité n’est plus qu’une question de pages. Son stratagème échoue, elle ne se berce plus d’illusions face au sang qui « revient sans cesse […] ce sang que Myriam ne peut pas lui cacher et qui, chaque mois, signe la mort d’un enfant. » (p.203).

Leïla Slimani excelle dans l’installation d’une angoisse latente et impalpable créant une atmosphère de tension permanente. Dans un style sec et tranchant, les signes de la violence sont subtilement mis en place au travers des relations animales entre les personnages : regards de prédateurs, plaisir de la souffrance infligée, jeux de morsures, carcasse de poulet que fait ronger Louise aux enfants… Pris dans cet étau, le lecteur est tenu en haleine et redoute à tout moment l’accomplissement du drame initial.

Mélodie envoûtante et tragique, Chanson douce est un roman bouleversant dont le refrain de la noirceur et de la détresse humaines nous restera familier.

Sophie Pandellé, AS Édition-librairie, 2018-2019.

Biographie de l’auteure :

Journaliste et écrivaine
Née en 1981 à Rabat au Maroc

Après des études en Classe préparatoire littéraire et à Science Po, elle travaille pour le journal Jeune Afrique. Elle publie deux romans aux éditions Gallimard Dans le jardin de l’ogre en 2014 et Chanson douce en 2016 récompensé par le prix Goncourt.

 

Bibliographie non exhaustive de l’auteure :

  • Dans le Jardin de l’ogre, Gallimard, 2014, Prix littéraire de la Mamounia 2015.
  • Le diable est dans les détails, de l’Aube, 2015.
  • Sexe et Mensonges. La vie sexuelle au Maroc, Les Arènes, Paris, 2017.
  • Paroles d’honneur, illustré par Laetitia Coryn et Sandra Desmazières, Les Arènes, 2017.

 Sources :

Pour aller plus loin :

Émission 21 cm du 27 septembre 2017 consacrée à Leïla Slimani présentée par Augustin Trapenard sur Canal