Littérature française, Poésie

Christiane LAÏFAOUI, Jean-Claude ROSSIGNOL, Les Dixièmes filles de Mnémosyne

Christiane Laïfaoui, Jean-Claude Rossignol, Les Dixièmes Filles de Mnémosyne

« Avez-vous déjà entendu parler d’un festival de poésie masculine ? Pauvres hommes, toujours mal lotis !» C’est par cette plaisanterie que Victoria Thérame, romancière, poétesse, et plus généralement « raconteuse » commence la préface de Les Dixièmes Filles de Mnémosyne. Cet ouvrage atypique est un recueil constitué par la captation du 3e Festival de poésie féminine internationale de langue française organisé par l’association les Messagères du poème, le 13 juin 1998 à Paris. Qu’est-ce donc que de la « poésie féminine » ?  Les autrices qui ont livré leurs mots dans ce recueil sont toutes des femmes, pour autant, leur poésie est-elle féminine comme celle de l’écrasante majorité des auteurs serait masculine ?

La réponse apportée par les vingt-quatre participantes est simple : la poésie féminine est la poésie écrite par des femmes. S’il est nécessaire d’y accoler un adjectif, c’est pour souligner qu’il s’agit là de faire entendre des voix habituellement condamnées au silence.

Christiane Laïfaoui et Jean-Claude Rossignol, chercheurs en littérature, cofondateurs de l’association Les Messagères du poème et auteurs du recueil, ont collaboré avec la maison d’édition « Le bruit des autres » afin de rendre permanentes et disponibles les œuvres inédites de poétesses méconnues. Le couple avait à cœur les questions féministes. Bibliothécaire, Jean-Claude Rossignol a continué à mettre en avant le travail de l’association après le décès de son épouse en 2010, mais n’a plus organisé d’évènements de l’ampleur des festivals de poésie féminine. Il est décédé en 2016.

L’association a été fondée en 1994, après que les auteurs se sont interrogés sur le peu de recueils publiés par des femmes en France, contrairement au Québec où c’est le cas pour environ la moitié des ouvrages. Ils constatent alors qu’à 6 femmes sur cent, la plupart des anthologies pouvaient être qualifiées de « poésie masculine ». Désirant inverser la vapeur, ils contactent des dizaines de femmes, et en 1998, 24 se réunissent à Paris et, une à une libèrent leur parole dans l’atmosphère feutrée d’une salle de spectacle.

C’est pour elle l’occasion de livrer des vérités qui leur tiennent à cœur et qui ne peuvent s’exprimer autrement. Par le truchement de la poésie, des pensées cruciales, précieuses, se dévoilent et créent une émotion dans l’assistance comme chez le lecteur. « J’écris / Parce que je dois dire / Le silence des femmes », écrit Myriam Ben. D’autres, comme Nadine Fidji, crèvent un silence pensant et essaient de se réapproprier leur féminité :

« J’ai chuté dans ma course
Le visage dans la boue de mes menstrues
Je n’ai eu droit ni à un mot,
Ni à une main tendue ».

Leur poésie est politique, au-delà des revendications féministes, pleine de colère, d’appréhension et d’espoir pour le futur comme chez Clorinde Zéphir, qui fait défiler une parade grinçante des maux de l’Histoire :


« peurs, terreurs, défilez
les yankees débarquent
peurs, terreurs, défilez
les nazis débarquent
peurs, terreurs, défilez,
la multinationale force l’hymen de nos rêves ».

La diversité d’origine géographique des artistes permet de faire émerger des thématiques universelles : attachement à la terre natale, exaltation de la Nature et de ses paysages chez Marie-France Duparl-Danaho, qui évoque en ces termes sa Guyane natale, « Les troncs bruissants/Le fleuve paisible, / Où éclabousse la pirogue du Simarouba » , exploration des méandres de la psyché et quête de soi (« Interroge la cassure, / l’éparpillement ! » Véronique Tadjo), ou encore hommage vibrant à une disparue pour Jana Boxbergerova.

La poésie nous permet, en tant que lecteur, de confronter notre rapport au langage, afin de pouvoir dégager de nouveaux faisceaux de sens dans notre vie quotidienne, ou tout simplement une perspective décentrée sur le monde.

Individuellement, les poèmes des Dixièmes Filles de Mnémosyne sont intéressants. Collectivement, ils dégagent une étrange magie, tant ces textes écrits dans des contextes différents font écho les uns aux autres et portent en eux une puissance évocatoire.

Une forme d’universalité se dégage de tous ces témoignages de femmes qui viennent offrir leurs œuvres les plus précieuses, les plus belles, dans l’espoir que leurs mots puissent toucher le cœur du monde.
Elles méritent d’être mises en avant, non pas parce que ce sont des femmes, mais parce que ce sont des poètes qui ne bénéficient pas d’autant de visibilité que leurs collègues masculins, déjà réservés en France à un public de niche.
Leur poésie mérite d’être lue parce qu’elle porte une force émotionnelle et une diversité de point de vue qui fait parfois défaut à notre société, et que nous gagnerions tous à avoir un peu plus de poésie dans nos vies.

EB, AS, Bibliothèques-Médiathèques, 2019-2020

Sources
La maison d’édition « Le Bruit des autres » a cessé ses activités.
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Biographie des auteurs

Christiane Laïfaoui : Née en 1942, éditrice de poésie dans le cadre de l’association « Les Messagères du Poème ».

Jean-Claude Rossignol : Poète, peintre et journaliste.

Bibliographie sélective
Le silence éventré, anthologie, le Carbet, 2003
Récital, [33 voix de femmes] , captation de l’édition 1997 du festival de poésie féminine francophone, Le bruit des autres, 1999
Tisser le mots contre la nuit, L’Harmattan, 2000