Littérature française

Nelly CHADOUR, Paris est une bête – Hante Voltige

Nelly CHADOUR, Paris est une bête – Hante voltige

Moltinus – Les Saisons de l’étrange, 2019
ISBN 978-2-490972-01-2

Quand les oubliés de Paris font rugir leur moteur

Se targuant d’être née le même jour que Jules Verne, introduite dans le catalogue des Moutons Électriques avec son roman Espérer le soleil, Nelly Chadour signe le premier tome de Paris est une bête chez les Saisons de l’étrange. Les Saisons sont un label spécialisé en littératures pulp et de l’imaginaire qui, après avoir fait ses armes chez les Moutons, est officiellement devenu indépendant. Elles innovent, en édition française, grâce à leur système de financement participatif qui permet la production de leurs romans par séries de cinq à sept. Elles ont dernièrement célébré la réussite de leur Ligue des Écrivaines Extraordinaires, narrant les aventures de célèbres autrices aux prises avec des créatures de la nuit – Nelly Chadour écrira celles des sœurs Brontë affrontant la momie.

« Lopez fait une nouvelle fois gueuler sa bécane en accélérant. Derrière lui, son compagnon tournoie son lourd bâton qui siffle comme un serpent de mort. » (p.9)

Dans le Paris des années 80 sévit un mystérieux motard : matraque à la main, il s’attaque à tous les marginaux qui ont le malheur de croiser sa route. La nouvelle fait ravage dans l’atmosphère électrique qui oppose les classes populaires parisiennes aux groupuscules fascistes leur faisant la chasse, à l’instar de l’assassin. Dans un même temps, les catacombes sont investies par une créature venue tout droit du Maghreb, ogresse affamée qui a soumis à son contrôle une poignée d’humains chargés de la nourrir sous peine d’essuyer sa colère vorace.

Nelly Chadour dépeint une Paris prise entre ses luttes idéologiques et une dimension fantastique qui finira par basculer dans la fantasy urbaine. Littéralement urbaine : la nature est portée disparue dans cette œuvre d’essence et de béton. Ses protagonistes s’affrontent dans ou sous les rues d’une capitale non dénuée d’un certain romantisme traditionnel. Le roman propose des scènes d’action pure à fort potentiel horrifique, qui parviennent à exploiter toutes les qualités de la narration interne et des cinq sens saturés par la peur et ses agents physiques. La puanteur et la saleté sont omniprésentes, tour à tour camarades de galère ou synonymes de danger. Pas de pitié pour la sensibilité du lecteur, qui se voit confronté à une réalité parfois très crue ou aux plaies d’une magie occulte et mortelle. Paris est explorée de ses monuments historiques – le cimetière du Calvaire y trouve une place de choix – jusque dans ses bas-fonds anonymes, revisités sous un prisme occulte et underground.

« Peut-être qu’un jour, tu descendras dans les entrailles puantes de cette ville, Lounès. Et les bêtises de ces citoyens-là, alors, elles te paraîtront futiles. » (p.58)

Nelly Chadour fait parler les mal-aimés de la société ; elle tisse un parallèle percutant entre les injustices sociales des années 1980 et celles qui déchirent nos débats contemporains. L’accent est mis sur la culture maghrébine et les discriminations qu’elle essuie à cette époque – douloureux écho. Beaucoup de personnages sont racisés : à travers ce choix qui n’a rien d’anodin est dénoncée la pluralité des inégalités qu’ils endurent. Mais en contrepoint sont aussi dévoilées les nuances d’une culture sous-représentée en littérature, tant dans ses codes sociaux que dans son folklore. L’intrigue et ce décor culturel s’entremêlent étroitement et ne pourraient fonctionner l’une sans l’autre, ce qui démontre une grande maîtrise de son sujet par l’autrice. Elle n’en est pas à son coup d’essai avec pareilles problématiques. Les antagonistes sont des créatures de l’ombre, des êtres humains qui n’ont de monstrueux que leur intolérance ; parfois les deux en même temps. L’intrigue parvient à conserver un aspect ludique et aventureux malgré ses enjeux sociétaux.

« Byron et la Santeria (oui, avec l’article), mes meilleurs amis, fendent la foule et se plantent devant nous, corbacs parmi les colombes. » (p. 14)

Les héros de Haute voltige sont punks, métalleux : amateurs de l’underground et de la culture qui va de pair. Méprisés par les quidams qui croisent leur route, ces personnages dépareillés ont pour seul point commun leur mise à l’écart des hautes classes sociales, qu’elle soit basée sur leurs loisirs ou leurs origines. Outre ces quatre protagonistes adolescents, dont trois forment le trio dirigeant l’aventure, le roman a pour originalité de donner la parole à un vieil homme maghrébin, profil doublement ingrat pour les standards littéraires auxquels le lecteur lambda a été habitué. Une approche culturelle et intergénérationnelle qui apporte au roman une diversité bienvenue. Cette profusion de narrateurs nourrit la verve de l’autrice, dont la plume se plie aux contraintes de chacun avec agilité, volant de la désinvolture contestataire des adolescents à la sagesse mâtinée d’humour potache du grand-père. Exceptées pour certaines phrases dont la complexité linguistique empâte la fluidité, Nelly Chadour parvient à attacher le lecteur à ces figures de freaks marginalisées avec beaucoup d’adresse. Ancrés dans leur époque à force de références musicales et cinématographiques, porteurs d’une indignation qui meut encore des foules aujourd’hui et pour semblables contestations, ils sont à la fois victimes d’un cercle de violence sans fin et ambassadeurs d’un espoir qui porte la littérature engagée vers de nouveaux sommets à conquérir.

Chimène Peucelle, 2A , Édition Librairie, 2019-2020

Sources :
Biographie et bibliographie de l’auteur :
Site des Moutons électriques.

Biographie :

Autrice de romans d’horreur et de science-fiction.

Bibliographie non exhaustive :
Espérer le soleil, Les Moutons Électriques, 2017
Les sœurs Brontë contre la momie, Les saisons de l’étrange, 2020

Pour aller plus loin :
Le site des Saisons de l’étrange