Littérature française

Lucien GANIAYRE, L’orage et la loutre

Lucien GANIAYRE, L’orage et la loutre

L’Ogre, 2015.
ISBN : 979-10-93606-08-8

Et soudain le temps s’arrêta…

Publié à titre posthume une première fois en 1973 par les éditions du Seuil, l’ouvrage l’Orage et la loutre, cette fois-ci édité par les éditions de l’Ogre, plonge le lecteur dans l’expérience d’un monde au temps figé, à la population statique et inerte. En effet l’auteur, Lucien Ganiayre, membre de la Société du théâtre national de Bordeaux, dépeint de manière détaillée et sensorielle la solitude de Jean des Boisis, jeune instituteur issu de la campagne périgourdine et seul rescapé d’un phénomène inconnu qui mue les individus en statues.

Loin de l’environnement fantastique qui s’empare de la suite de l’œuvre, les premières pages débutent par la chasse de deux perdreaux, le 20 septembre 1935, dans une forêt au cœur du Périgord. Le protagoniste principal, Jean des Boisis décide, après avoir ramassé les animaux chassés, de se ressourcer dans un lac malgré un orage menaçant. Un étrange contour lumineux l’entoure alors et le traverse, accompagné par les grondements sévères de l’orage qui surplombe la scène. Éprouvé physiquement par ce mystérieux phénomène, Jean, sortant tout juste de l’eau, s’effondre sur les berges et, la pensée envahie par l’écho d’une voix inconnue et lointaine, s’endort plusieurs heures. A son réveil, il retourne rapidement au village, les signes d’une inquiétude grandissante se formant sur son visage. Pressentant un malheur, il découvre sur un chemin avec stupeur et effroi deux jeunes villageois, immobiles, deux statues au cœur d’un puissant silence qui rend toutes les joie inaudibles. En arrivant au village l’effroi disparaît au profit de l’accablement, le monde humain semble figé, le temps semble prisonnier dans un profond calme sépulcral. Dernier rescapé de la civilisation, Jean des Boisis se laisse dans un premier temps dépérir, lui dont l’avenir vient de s’obscurcir pour l’éternité.

« J’ai heurté le bois de mon lit et, en tâtonnant, j’ai senti que le cadre et le sommier s’étaient affaissés et reposaient sur le plancher. […] Je tremblais de froid. […] Aussitôt, le vertige m’a enveloppé et j’ai entendu mon cœur sonner dans la maison tout entière […] Je suis resté un moment adossé au mur, les yeux ouverts dans la nuit, résigné et raidi comme un aveugle. » p. 48

Son corps devient maigre à cause de la sous-nutrition et de la maladie. Dans un long sanglot une voix émane soudain de sa conscience et marque une rupture dans la destinée du protagoniste principal : Jean des Boisis, seul homme sur terre, seul rempart contre l’extinction inéluctable de l’humanité, doit vivre. Cette idée ravive la flamme prête à s’éteindre.

« Mais parfois, elle interrompait ses cris chantants pour me parler très vite et de tout près : « Toi… toi… Toi seul es vivant… Pourquoi toi, Jean des Bories ? Peu importe… vis… vis… tu dois vivre ! » p. 51

Des forces lui reviennent et des souvenirs de son enfance resurgissent. Il pense à son meilleur ami Marès Maricot. Talentueux et ambitieux, Maricot, qui habite Paris, ne peut s’être figé en statue selon Jean des Boisis. Ce dernier, bardé d’un sac dos, part sur les routes de France en direction de la capitale pour retrouver son ami.

Écrit à la première personne du singulier, l’ouvrage l’orage et la loutre est un récit davantage introspectif que narratif. En effet, l’auteur ne développe pas une intrigue qui s’articulerait autour de la survie de Jean des Boisis. Il présente avec force les évolutions psychologiques de son personnage principal grâce à un lexique riche. Aussi choisit-il chaque mot avec soin pour amener de la nuance dans l’état d’esprit du protagoniste.
A l’utilisation fréquente d’interrogations intérieures s’ajoute la surabondance du pronom personnel « je » qui, employé en début de phrase, contraste avec l’absence du pronom « nous » ou « ils », lesquels expriment habituellement une collectivité. Ce procédé marque un peu plus la solitude de Jean. Outre l’esprit, Lucien Garnyaire fonde également son récit sur une description puissamment immersive des sensations corporelles. Les références organiques se succèdent tout au long du roman, permettant au lecteur d’éprouver pleinement les mêmes sensations, tantôt terribles, tantôt merveilleuses, que Jean.

« Lorsque je me suis réveillé, j’étais engourdi, paralysé de froid. Je me suis redressé péniblement. Mes jambes me soutenaient à peine. Mes doigts étaient glacés, ma nuque raide et douloureuse. » p. 31

Parallèlement au développement du personnage, un travail littéraire accompagne le déploiement du contexte. Le temps s’étant arrêté, le récit se dilate et s’étire jusqu’à l’exagération. L’enchaînement des actions s’orne de très nombreux détails, des termes techniques entre autres, pour la majorité négligeables en vue de la compréhension des événements. Si le rythme lent de l’ouvrage peut agacer certains lecteurs, sa réussite tient en ceci : retranscrire avec fidélité la monotonie de l’existence de Jean. Ainsi, même les rares péripéties, notamment la rencontre entre Jean des Boisis et une loutre, se meuvent en fresques descriptives. L’inertie de la population donne à l’ouvrage un caractère d’inquiétante étrangeté au monde dans lequel circule Jean des Boisis. L’atmosphère de cet ouvrage se singularise des autres romans en raison de la dévitalisation de son environnement.

Par le biais de cette histoire, l’auteur aborde de multiples thèmes parmi lesquels la confrontation à la mort, la quête du sens de sa propre vie et le pouvoir de l’imagination humaine.

La lecture de l’orage et la loutre est une expérience épuisante puisqu’elle implique directement, par le corps et l’esprit, le lecteur. Néanmoins, bien que difficile, la lecture de cet ouvrage, qui fut le seul écrit publié de Lucien Ganiayre, nous interroge continuellement sur nos ressources en cas de catastrophe, sur la capacité de l’humanité à toujours trouver de l’espoir et de la lumière là où s’étendent de sombres conjonctures…

P. G , AS, Bibliothèque-Médiathèques, 2019-2020

Pour la biographie de l’auteur 
Site des éditions de L’Ogre [consulté le 20/11/2019]

Biographie de l’auteur :

Nationalité : française
Né en 1910.
Mort en 1966 (Périgueux)

Sociétaire du théâtre national de Bordeaux, il exerça également le métier d’agent d’assurance. Il faudra attendre 1973 pour que le Seuil décide de publier à titre posthume son unique roman, qu’il tenta en vain de faire publier de son vivant.

Bibliographie
L’orage et la loutre est le seul ouvrage de son auteur.