Littérature française

Marin LEDUN, Aucune bête

Marin LEDUN, Aucune bête

Editions In8, 2019
ISBN 978-2-36224-094-2

Des corps (de femmes) qui souffrent

C’est de nouveau dans la collection Polaroïd chez in8 que l’on retrouve Marin Ledun avec sa toute dernière novela, Aucune bête.
Dans cette collection ? « Du texte court, noir, intense ». Eh bien l’on peut dire que c’est une nouvelle fois réussi pour notre auteur.

Nous sommes maintenant habitués aux romans engagés de ce docteur en sciences de l’information et de la communication qui n’a de cesse de nous faire nous poser des questions sur notre société à travers ses écrits. Et pourtant, Marin Ledun réussit encore une fois à nous surprendre avec un sujet inédit : l’ultra-endurance. Dans Aucune bête, nous partons à la découverte de ce monde et de Vera, quarantenaire, mère de trois filles, coureuse de 24h non-stop.

« Oubliez les physiques sveltes et gracieux des gazelles du demi-fond ou du marathon télévisuel. […] Oubliez le monde merveilleux et ultra-normatif du grand barouf publicitaire sportif et place au monde ultra-réaliste des ultra-endurants. Place aux corps imparfaits. » (p.18)

Ce milieu, Marin Ledun ne le connait que trop bien. Faisant lui-même partie de ceux que l’on nomme les circadiens, il utilise un vocabulaire technique et adapté, qui n’est là que pour mieux nous plonger dans l’histoire, au coeur de la compétition et de tous les efforts qu’elle entraine.

Le rythme de la narration semble d’ailleurs en parfaite adéquation avec le rythme de la course. Des phrases longues nous décrivent l’installation des différentes tentes – celle du compte-tour, celle de kinésithérapie, celle du ravitaillement – comme si l’impatience de Vera de commencer l’épreuve était contagieuse. Pendant les scènes d’action, ce sont des phrases courtes que le lecteur découvre, calées en rythme sur les respirations de Vera. Et lorsque la fatigue se fait ressentir, lorsque notre héroïne avale les derniers kilomètres, ce sont ses efforts et sa lutte que l’on devine : l’histoire de notre personnage est coupée, entremêlée des numéros des kilomètres qu’elle surmonte un à un. Et les chiffres de devenir notre obsession à nous aussi, lecteur. Au fil des pages, le combat de Vera devient le nôtre.

Mais cette course de 24h n’est pas seulement une course contre les autres concurrents ; c’est une course contre le monde, et particulièrement contre les hommes.

« Courir n’avait aucun sens et c’est précisément cela qui en faisait toute la beauté. Courir était son oeuvre d’art à elle. […] Un bras d’honneur magnifique brandi à la face de l’injustice de la vie des femmes comme elle. » (p.49)

Sur la piste, Vera se bat contre son corps, contre les injustices, contre son quotidien.

Elle se bat aussi contre Michèle Colnago. « Michèle Colnago, la lionne, la machine, la combattante espagnole. » (p.41). Voilà comment Vera décrit son adversaire de toujours. Elle est plus jeune, plus entrainée, plus libre. Elle a un kinésithérapeute personnel, un sponsor, un entraineur. Vera l’admire autant qu’elle la jalouse. Et pourtant, une tragédie se produit et change la donne. Vera, femme forte et combative, se rend compte qu’elle doit transmettre ses valeurs. Elle devient alors protectrice envers ses filles, envers Michèle, et envers toutes ces femmes dénigrées, injuriées, violentées, simplement à cause de leur sexe. Et ce n’est plus un seul combat, celui de la course, mais bien tous les combats de Vera qui deviennent les nôtres.

Si, de prime abord, le titre peut nous paraître un peu flou, il prend tout son sens une fois le livre refermé. Pendant les foulées mécaniques de Vera, ses pensées divaguent et en viennent à nous conter l’histoire de Henri Guillaumet, ce pilote ayant parcouru une soixantaine de kilomètres à pied dans le froid, son avion étant bloqué par une tempête de neige. En retrouvant son ami après son exploit, il lui aurait déclaré : « Ce que j’ai fait, je te le jure, aucune bête ne l’aurait fait ! » (p.47). Vera devient alors la lionne, Vera devient la bête. Une bête levée contre toutes les injustices faites aux femmes de ce monde. Et le plus important n’est pas de savoir qui de Michèle ou Vera gagnera cette course, mais combien de femmes laisseront nous encore perdre avant de leur montrer qu’elles peuvent, elles aussi, faire ce qu’aucune bête ne pourrait.

Céline Lavielle, AS, Bibliothèques-Médiathèques, 2019-2020

Sources :
Pour la biographie de l’auteur :
site des éditions IN8
Page wikipedia de l’auteur.

Pour la bibliographie de l’auteur :
Site Polar, zone livre

Pour la collection Polaroïd

Biographie de l’auteur :

Né à : Aubenas (Ardèche), 1975

Marin Ledun a publié des romans (adultes et jeunesse) et a écrit des pièces radiophoniques pour France Culture. Docteur en sciences de l’information et de la communication, il a également co-écrit des essais, dont Pendant qu’ils comptent les morts (2010). Ses romans sont traduits dans de nombreux pays et évoquent généralement les limites du progrès ainsi que la crise contemporaine et ses conséquences sociales. Son roman Les Visages écrasés a été adapté sous le titre de Carole Matthieu en 2016 pour Arte, par le réalisateur Louis-Julien Petit. Repéré dès ses débuts par la critique et ayant fédéré un lectorat populaire, Marin Ledun est considéré comme l’une des voix les plus prometteuses du polar français.

Bibliographie non exhaustive :
Modus Operandi, Au Diable Vauvert, 2007. Prix des lecteurs 2008 du Livre de Poche
Luz, Syros, 2012
La vie en rose, Gallimard série noire, 2019

Dans la collection Polaroïd chez in8 :
No More Nathalie, in8, 2013
Gasoil, in8, 2017

Pour aller plus loin :
Sur l’ultra-endurance : article de France inter, 26 août 2019.
Sur Aucune bête : interview de Marin Ledun sur bepolar.fr