Littérature ivoirienne

GAUZ, Debout-Payé

Gauz, Debout-Payé

Le Nouvel Attila, 2014
Le Livre de poche, 2016
ISBN 978-2-253-18555-0

Méandres de la société de consommation

Les candidats grimpent, tels des alpinistes en plein effort, l’escalier qui les mènent à l’agence de sécurité Protect-75. Tous issus de la « « communauté «  africaine »1, ils seront les futurs vigiles des magasins parisiens, exerçant un métier que « dans le milieu des Ivoiriens en France » on désigne par l’expression « debout-payé », c’est à dire métier « où il faut rester debout pour gagner sa pitance »2. On découvre rapidement deux d’entre-eux : Ossiri et Kassoum qui partagent le même toit précaire du côté de la Bastille. Les jours où il ne travaillent pas, ils regardent les fêtards de leur quartier s’échouer au petit matin.

Lorsqu’il est à son poste de vigile, Ossiri a aussi ce recul, cette lucidité par rapport à une clientèle ivre des biens de consommation. En effet, après l’avoir suivi dans ses pérégrinations dans la ville, nous nous infiltrons par l’intermédiaire de ses pensées dans les magasins pour lesquels il travaille : Camaïeu et Sephora n’auront bientôt plus de secret pour nous. A son poste de surveillance, le vigile a un point de vue privilégié sur la physiologie de notre société.

En passant en revue les observations que peut faire un vigile pendant sa journée de travail, Gauz nous offre une vision dense de ces lieux où notre société de consommation bat son plein. L’auteur compose un tableau vivant en juxtaposant de courtes descriptions, des jeux de mots ou des théories personnelles. Il navigue aussi continuellement entre passé et présent cherchant à des comportements futiles des explications sociologiques ou historiques. Il pointe en particulier la survivance de l’époque colonialiste dans les comportements actuels. Du côté des descendants de colonisés ou de ceux des colons, la domination passée de la civilisation occidentale rejaillit partout comme une plante invasive. Comment y échapper ?

D’autres chapitres du roman sont consacrés au récit d’épisodes du passé de ressortissants africains plus ou moins proches d’Ossiri et Kassoum. En effet, outre une carte des magasins où le clinquant est de rigueur, l’auteur dessine celle des résidences hébergeant traditionnellement les jeunes étudiants africains à Paris, habitats qui se dégradent ou ferment au fil des années. Le monde des « vautours »3 semblent avoir pris le dessus. Gauz nous rappelle le durcissement des conditions d’accueil des immigrants africains, notamment par l’obligation de possession de la fameuse carte de séjour depuis les années 70 : « du jour au lendemain une nouvelle race de citoyens venait d’être inventée : les sans-papiers »4. En nous faisant le récit de la vie, à plusieurs époques, d’immigrants africains qui tentent de s’installer en France, Gauz montre comment ces décisions politiques prisent pour masquer les causes réelles des problèmes économiques influent sur la vie de simples humains. Si les situations se répètent d’une génération à l’autre, le contexte est de plus en plus rude.

Ossiri est venu en France pour « voir du pays », parce que « l’appel du large était bien trop fort, bien trop insondable en son for intérieur »5. On sent ce souffle et cette énergie tout au long du roman. Gauz en nous faisant passer d’une époque à une autre, d’un quartier à un autre, d’un style d’écriture à un autre nous fait partager l’intensité de cette vocation. Les personnages sont toujours en mouvement. Ils déambulent dans la ville. Et, quand ils s’arrêtent, c’est la ville qui déambule dans leur tête.

L’omniprésence d’un humour assez radical, parfois corrosif donne aussi de la puissance à ce texte. Chaque situation est une occasion de rire, de manière pas toujours politiquement correcte, mais la vision d’ensemble proposée par l’auteur est sous-tendue par un désir de justice sociale. Le regard lucide qu’il présente dans ce livre en nous donnant l’occasion de voir les travers de notre modèle économique rend évident la nécessité d’un changement.

Gauz a dans cette fiction mis des observations issues de sa propre expérience d’immigrants sans-papiers et de vigile. Il a collecté dans différentes strates spatio-temporelles ce qui pouvait notamment rendre intelligibles les difficultés des ressortissants africains en France. Gauz a récemment sorti un second livre Camarade papa dans lequel les voix de « deux narrateurs »6  s’entrecroisent : l’une est celle d’un jeune colon qui arrive en Côte d’Ivoire à la fin du XIXème siècle, l’autre celle d’un enfant issu d’une famille ivoirienne qui né aux Pays-Bas dans les années 70. Il continue ainsi à s’interroger sur le colonialisme et sur sa persistance dans notre monde contemporain.

1Debout-payé, p.12

2Ibid, p.33

3Ibid., p.19

4Ibid., p.72

5Ibid., p.124

6 « Entretien avec Gauz », En attendant Nadeau, 2018

M.L., AS, Bibliothèques-Médiathèques, 2017-2018

Sources
Debout-payé, Gauz, le livre de poche, 2016
« Entretien avec Gauz », Natalie Levissales, En attendant Nadeau n°64, octobre 2018 [consulté le 18/11/2018]

Biographie de l’auteur

Nationalité : ivoirienne
Né à Abidjan (1971)

Armand Patrick Gbaka-Brédé Gauzorro, dit Gauz, est né en 1971 en Côte d’Ivoire à Abidjan. Il arrive en France à 28 ans, diplômé d’une maîtrise de biochimie. Etudiant sans-papiers, il exerce différents métiers dont celui d’agent de sécurité. Résidant aujourd’hui à Abidjan, il est entre autre scénariste, documentariste et journaliste. Après son premier roman publié en 2014, Debout-payé, qui rencontra un vif succès public et critique, il publie cette année Camarade papa aux éditions du Nouvel Attila.

 

Bibliographie non exhaustive
Camarade papa, Le Nouvel Attila, 2018